Philosophie
La philosophie est une activité de recherche de sagesse, tantôt à travers la conceptualisation critique et raisonnée du monde tantôt par sa mise en question ontologique. Étymologiquement, le mot signifie « amour de la sagesse ». Sagesse est ici à comprendre au sens de connaissance perspicace[1]. Selon le Lalande, l'activité philosophique a nécessairement une finalité logique.
La philosophie désigne aussi les discours qui systématisent cette activité.
Tandis que les philosophies « naturelles », c’est-à-dire celles qui ne bénéficient point de la Révélation, tendent dans leur recherche d’une compréhension générale de l’univers à sortir des limites de la raison, nous pensons que le discours de la philosophie ne devrait pas dominer celui de la théologie. Au contraire, ce serait à la philosophie de s’articuler à ce que disent les Écritures, car la raison n’est pleinement effective que dans la foi : « il faut croire pour comprendre[2] ». Cela dit, la grâce commune brille aussi dans la philosophie en général.
Dans les lignes qui suivent, nous tenterons de circonscrire le domaine philosophique. Nous commencerons par un bref historique de la philosophie où nous identifierons les philosophes les plus illustres, car « la vraie méthode pour former la notion de philosophie, nous dit Alain, c'est de penser qu'il y eut des philosophes[3] ». Nous présenterons ensuite les disciplines traditionnelles de la philosophie. Enfin, nous ferons quelques remarques à caractère épistémologique et apologétique.
Historique
La philosophie antique
La philosophie antique naît au VIIe siècle av. J.-C. dans la culture grecque, qui est alors plus que dominante. Durant cette période émerge la conscience de ce que l’univers est organisé. C’est pourquoi on s'évertue à connaître l’ensemble du cosmos - le terme cosmétique a la même racine (cosmos renvoie à ce qui est beau, ordonné) - comme en témoigne les nombreuses cosmologies, avec un regard de plus en plus démythologisant, en cherchant à remplacer la mythologie traditionnelle par une explication raisonnée. Cela dit, les philosophes anciens étaient orientés vers la pratique.
Les présocratiques, dont nous ne connaissons que peu de choses par manque de traces, cherchent à comprendre le monde selon un principe élémentaire unique : l’eau (Thales), l’air (Anaximène), le feu (Héraclite) et la terre. Empédocle cherche à unifier ces éléments primordiaux.
Socrate (469-399 av. J.-C.) se fait connaître de ses contemporains en déployant avec rigueur une méthode dialectique qui consiste à faire entrer en dialogue des points de vue opposés. Pour lui, la vie n’a de raison d’être qu’au service du bien, de sorte que seule une vie de questionnements, nous permettant de distinguer le bien du mal, est digne d’être vécue. Socrate mourra de ce que, aux yeux de ses concitoyens, qui le pensaient sophiste, il ne respectait pas suffisamment les dieux et voulait corrompre la jeunesse[4].
La mort de Socrate émut son disciple Platon (vers 427-347 av. J.-C.), qui fonda une école philosophique à Athènes, l’Académie, vers 385 av. J.-C. Tandis que son maître n’avait pas écrit, Platon laissa plusieurs ouvrages, dont l’Apologie de Socrate et La République. Dans ce dernier, il en arrive à la conclusion qu’il existe un monde des Idées distinct du monde matériel. Selon cette théorie des Formes, les choses de notre monde sont les versions imparfaites de leur Forme idéale dans le monde des Idées. Nous pouvons connaître ces Idées parce que, étant composés d’un corps et d’une âme, nous en avons intérieurement une connaissance innée. Ainsi, Platon ne cherche pas à faire entrer la vérité dans les hommes. Au contraire, il considère que les hommes, qui la possèdent déjà, n’ont qu’à la retrouver. La tâche du philosophe consiste alors à la faire sortir d’eux : c’est la maïeutique ou l’accouchement des idées.
Aristote (384-322 av. J.-C.), fondateur du Lycée et disciple de Platon, pense, contrairement à son maître, que nous ne pouvons retrouver les idées des choses qu’en partant de leurs manifestations dans le monde matériel, car chacune de ces manifestations possède sa propre forme essentielle. La chevalité, par exemple, appartient à chaque cheval et est commune à tous les chevaux. Ainsi, il ne faut pas chercher cette idée dans le monde des Formes, mais dans les instances concrètes du monde sensible.
La philosophie médiévale
Durant le Moyen Âge, le christianisme influence considérablement la philosophie, à tel point que l’un de ses grands spécialistes, Étienne Gilson, la dit essentiellement chrétienne[5]. Si Paul avait disqualifié la philosophie dans sa prétention à accéder à la vérité, car elle n’arrivait pas à comprendre l’oeuvre de Dieu en Jésus-Christ puisqu’elle partait des « éléments du monde », la philosophie sera autorisé dans le cadre de la foi par les Pères apologistes comme servante de la théologie, surtout pour le dialogue avec les païens, voire plus souvent la condamnation de ceux-ci comme hérétiques. Les Pères apologistes feront d’ailleurs un grand travail de traduction des vérités de l’Évangile en langage philosophique. Pour Saint Augustin (354-430), il faut croire pour comprendre. La foi et la raison ne sont pas opposées, mais complémentaires. Dieu n’est pas l'origine du mal, étant donné que les êtres humains ont été créés libres de choisir entre le bien et le mal. Comme Saint Augustin, Saint Anselme (1033-1109) défend un ordre de pensée dans lequel prime la foi. « L’équilibre entre la foi et la raison suppose que l’homme accepte de l’autorité (l’Église et les Écritures) les dogmes de la foi, auxquelles la raison ne peut conduire[6] ». La raison ne fonctionne à pleine capacité que dans cet ordre : « quand la foi est donnée, l’amour nous pousse à la raisonner, nous obtenons ainsi une certaine “intelligence” du dogme[7] ». Toutefois, la philosophie chrétienne sera sournoisement mélangée à la philosophie grecque, notamment au néo-platonisme, par Saint Augustin, puis à l'aristotélisme par Thomas D'Aquin. Le bas blesse d’abord lorsque le premier dévalue le monde physique, comme s’il était la source du mal, ce qui relève plus d’une conception platonicienne que de la doctrine de la création. On connaît l’ascétisme auquel l’évêque d’Hippone s’est ainsi assujetti. La redécouverte d'Aristote par Thomas D’Aquin (1225-1274) et les scolastiques produisit aussi un vif syncrétisme. Pour Thomas D’Aquin, l’homme naturel n’est pas atteint par le péché dans toutes ses dimensions, ce qui permet de pleinement réhabiliter la raison naturelle et, surtout, de suivre Aristote, tout en le ré-interprétant avec les lunettes de la scolastique[8].
La philosophie moderne
La philosophie moderne, encouragée par les avancées scientifiques, s'édifie sur une remise en question de la tradition, à partir de l’idée que celle-ci n’est pas la seule source de connaissance. Elle s’engage alors pleinement sur la voie réouverte par Thomas D’Aquin à la raison naturelle, condition du rationalisme cartésien. René Descartes (1596-1650) est, pour plusieurs, le père de la philosophie moderne[9]. Dans son Discours de la méthode, il se prévaut d’avoir fait table rase de son propre héritage académique, de la connaissance reçue, au profit d'une nouvelle façon de penser désormais fondée sur la raison autonome[10]. Comment la raison a-t-elle pu s’imposer à lui, alors même qu’il cherchait à reconstruire le savoir sur une vérité systématiquement et apodictiquement établie ? Parce que même si un malin génie m’induit en erreur sur toutes choses, explique Descartes, il faut préalablement que je pense. Et si je pense, c’est que je suis. Ce raisonnement jetait l’une des bases sur lesquelles Descartes allait construire le reste de son édifice philosophique dans lequel toute nouvelle idée se devait d’être « certaine ». La méthode de Descartes consistera en un ensemble de règles critiques et heuristiques à suivre pour éviter l’erreur et pour atteindre de véritables connaissances. Par exemple, il ne faut jamais préjuger de la véracité d’une chose, à moins d’en être persuadé par l’évidence. Les difficultés rencontrées doivent être divisées et examinées isolément pour mieux être résolues[11]. On partira aussi du simple au complexe, et s’assurera d’avoir tout dénombré. « Toute connaissance vraie suppose, selon Descartes, deux opérations fondamentales : l’intuition, qui nous présente les termes, la déduction, qui les lie selon l’ordre, et permet de s’élever, comme par degrés, et sans quitter l’évidence intellectuelle, du simple au complexe[12] ».
Plusieurs penseurs des Lumières poursuivent dans cette direction, avec une grande confiance en la Raison universelle. D’autres préfèrent l’empirisme, dont la version la plus sceptique est celle de David Hume (1711-1776), qui va jusqu’à dire que rien ne peut nous garantir l’issue d’une expérience connue, même lorsqu’elle est aussi communément admise que celle l'ébullition de l’eau à 100 oC : n’est-ce pas par présupposition que nous croyons qu’elle se reproduira à la prochaine occurrence ?
Emmanuel Kant (1724-1804) opère une véritable révolution copernicienne de la pensée en recourant à la fonction critique de la raison. « Kant lutte à la fois contre les rationalistes qui, dans la foulée de Descartes, déduisent toute la réalité d’idées claires et distinctes, et contre les empiristes qui, tel Hume, réduisent la connaissance aux sensations[13] ». Pour utiliser le vocabulaire kantien, les rationalistes rapportent tout à l’entendement, les empiristes tout à la sensibilité. En réponse à ce qui lui semble un grave problème épistémologique, Kant va systématiser le processus de connaissance à travers la synthèse des deux : il dira que notre expérience du monde passe et par l’appréhension sensible et par l’appréhension intuitive. « Chez Kant, des catégories a priori de l’entendement, dont l’espace et le temps, organisent ce que nous percevons par les sens, les intuitions sensibles, et permettent ainsi une connaissance scientifique de l’univers tel qu’il nous apparaît, l’univers des phénomènes, qu’il faut distinguer de l’univers nouménal, des choses en soi, qui nous demeure inconnaissable[14] ». Autrement dit, pour qu’il y ait connaissance, des concepts premiers, indépendants de l'expérience sensible et logiquement antérieures à elle, sont nécessaires. Par delà-là ces catégories, qui conditionnent la connaissance et s’appliquent aux données de l’intuition, tout n’est que spéculation. On voit donc que ce criticisme sépare, par un abîme infranchissable, le monde des phénomènes de celui des noumènes. Tout ce qui relève des croyances, de la Révélation, de la foi est relégué au rang de non-savoir.
La philosophie contemporaine
Suite à la révolution kantienne et aux travaux scientifiques du XIXe siècle, en particulier dans le domaine des mathématiques avec la découverte des géométries non euclidiennes, la philosophie occidentale est ébranlée par une crise de l'intuition, car celle-ci n’est plus en mesure de rendre compte des axiomes mathématiques, et ainsi des évidences innées. Deux grands courants se dessinent qui ont en commun d’être initiés par deux élèves de Franz Brentano (1838-1917) : la philosophie analytique, avec pour chef de file Gottlob Frege (1848-1925) ; et la philosophie continentale, inaugurée par la phénoménologie d’Edmund Husserl (1859-1938).
Branches
Traditionnellement, on divise la philosophie selon les branches suivantes : l’esthétique, l’éthique, la logique, la métaphysique, la morale, l’ontologie et la téléologie. Nous passerons en revue ces huit disciplines philosophiques pour en saisir les spécificités.
L’esthétique
L’esthétique est l'étude du beau et de l’art. C’est Baumgarten (1714-1762) qui en invente le terme au XVIIIe siècle. À cette époque, l’esthétique devient une discipline indépendante qui cherche à définir la beauté et la sensibilité artistique. Mais on en retrouve déjà les linéaments chez Platon et Aristote. Pour le premier, le beau est inséparable du bien et du vrai. Son discours est plutôt péjoratif à l’égard des arts, car ceux-ci, en tant que copie de copie, sont doublement éloignés du beau, et donc aussi loin du vrai et du bien. Par son ambiguïté et à force de réinterprétations, cette vision négative de l’art a toutefois contribué à créer un milieu discursif dans lequel les œuvres d’art sont légitimées dès lors qu’elles manifestent l’idéal du beau[15]. Plus normative, la théorie d’Aristote construit, quant à elle, un paradigme artistique dans lequel chaque agent a son rôle : « l’artiste et sa liberté vis-à-vis de la réalité des faits, le public et ses attentes, la doxa qui contraint la fiction à respecter le vraisemblable, le vraisemblable lui-même et les moyens de son exercice, enfin la finalité de la mimésis qui est le plaisir, ou achèvement de l’œuvre dans la jouissance esthétique »[16].
L’éthique
L’éthique pose la question du bien et du mal. Elle cherche les principes à partir desquels peuvent être établies des règles de vie. Tandis que la deuxième partie de cette tâche intéresse aussi la morale, du moins en ce qui a trait aux conditions de la mise en pratique de la bonne vie, la première partie consiste en la recherche de ce par quoi nos devoirs sont déterminés. Pour certains, c’est en prenant en compte les effets de nos actes que nous pouvons y parvenir. Pour d’autres, comme Emmanuel Lévinas, il faut revenir aux sources juives de l’éthique, afin de redécouvrir ce qui la fonde : ce qui me dépasse, l’Autre. L’éthique désigne donc, pour Lévinas, « le non-synthétisable par excellence, une expérience irréductible se donnant, non point dans la synthèse, mais dans le face-à-face des humains : tout simplement une rencontre de l’Autre, une saisie, devant le visage, de ma responsabilité »[17].
La logique
La logique est l’étude des normes de vérité du raisonnement. Depuis l’Antiquité, les philosophes s’y exerce lorsqu’ils s’efforcent de « découvrir et formuler les lois de la pensée claire[18] ». Il faut toutefois attendre les travaux de Frege pour que la logique devienne une discipline indépendante. Lorsque les philosophes prennent conscience de la grande ambiguïté des termes qu’ils utilisaient, ils sont amenés à réfléchir au langage. « Aussi la logique en est-elle venue à se créer un langage symbolique, destiné avant tout à la mettre en garde contre l’illusion dangereuse - et souvent pressante - d’une corrélation étroite entre l’ordre logique et l’ordre grammatical »[19]. Au XIXe siècle, Auguste de Morgan et George Boole créent un véritable langage algébrique pour les opérations logiques. Dans The Laws of Thought, Boole s’était donné pour objectifs d’étudier « les lois fondamentales des opérations de l'esprit par lesquelles s'effectue le raisonnement » et « de les exprimer dans le langage symbolique d'un calcul ». À travers ces objectifs, on voit s’esquisser le programme de ce qui, avec les apports de David Hilbert et de Bertrand Russell, deviendra la logique moderne.
La métaphysique
La métaphysique est l’étude de ce qui est au-delà du monde physique. Elle intervient sous forme de recherches sur les principes premiers du monde. Pour Platon et les platoniciens, la philosophie « est vraiment une métaphysique, un mouvement au-delà, un effort, non pour saisir des réalités qui expliquent, bien qu'analogues, celles de la nature, mais pour comprendre d'un point de vue supérieur, la loi même (...) en vertu de laquelle l'esprit pose spontanément les unes et les autres[20]. » La métaphysique d’Aristote est plus proche de ce que l’on appelle l’ontologie. Il pose la question de l’essence de tel ou tel être[21]. Quant à celle de René Descartes, son originalité se trouve « en ce que, loin d'être connaissance théorique et purement intellectuelle, elle est méditation et réflexion vécue[22]. » La métaphysique de Kant est, bien sûr, une métaphysique critique. Notons enfin que la métaphysique et l’ontologie se confondent chez plusieurs philosophes : « Au sens strict, la métaphysique c'est l'ontologie, c'est-à-dire l'étude de l'être dans ses propriétés générales et dans ce qu'il peut avoir d'absolu ; c'est l'étude de ce que sont les choses en elles-mêmes, dans leur nature intime et profonde, par opposition à la seule considération de leurs apparences ou de leurs attributs séparés[23]. »
La morale
Bien que souvent synonyme d’éthique, il arrive que la morale s’en distingue comme discipline philosophique en ce qu’elle s’intéresse à l’administration du bien agir fondée sur le fruit des réflexions de l’éthique elle-même, c’est-à-dire à partir des réflexions fondamentales sur ce qui doit être. Les recherches morales partent alors de ce qui doit être pour arriver à ce qui doit être fait. On parle aussi de la morale pour désigner les théories des règles de conduite. Comme le fait remarquer Vernon Bourke dans son Histoire de la morale, cette discipline philosophique est inaugurée par le maître de Platon. « En dépit du fait qu'il n'a laissé aucune œuvre écrite, ni donné aucun enseignement formel, Socrate peut être considéré comme le fondateur des études morales[24]. »
L’ontologie
L’ontologie est l’étude de l’être ou bien des propriétés les plus générales de celle-ci comme l’existence et le devenir. Avant Kant, l’ontologie est plus ou moins synonyme de métaphysique. Heidegger fait porter sa réflexion sur l’ontologie. Dans sa critique de l’ontologie, que Kant nomme encore métaphysique, Kant fait « la démonstration vivante que la question de l’être renaît des cendres mêmes de la métaphysique : la “chose en soi” reste le fondement du “phénomène” et toute la philosophie pratique est une tentative pour déterminer la notion d’être à partir de la liberté[25]. » Même lorsque physique et métaphysique ne sont plus connectées, l’ontologie s’impose. Riœur exprime ainsi la persistance des questions qui auparavant relevaient de la métaphysique même lorsque celle-ci est critiquée : « la question de l’être, pour la science, c’est la question de savoir ce qui, pour elle, est tenu pour réel, au sens de non conventionnel, non produit par l’activité théorique et pratique du savant[26]. » L’ontologie s’imposera aussi sans la métaphysique, lorsque que les questions de l’être se poseront chez les phénoménologues athées. Martin Heidegger fondera son ontologie sur l’analyse du Dasein[27]. Sur les traces de Heidegger, Jean Paul-Sartre développera une ontologie sans essence[28].
La téléologie
La téléologie est l’étude des fins. Chez Platon, elle est extrinsèque et est liée à la fin de la nature. Dans le Timée, on retrouve le récit téléologique suivant : « L’intelligence prit le dessus sur la nécessité, en la persuadant de produire la plupart des choses de la manière la plus parfaite ; la nécessité céda aux sages conseils de l'intelligence ; et c'est ainsi que cet univers fut constitué dans le principe[29]. » Chez Aristote, la téléologie est naturelle. Dans sa Métaphysique il fait la distinction entre quatre cause : la cause matérielle, la cause formelle, la cause efficiente et la cause finale. À propos de la nature, il dit : « il serait absurde, de croire que les choses se produisent sans but, parce qu'on ne verrait pas le moteur délibérer son action[30]. » Chez Darwin, la téléologie est complètement rejetée, au profit d’une cause efficiente.
Remarques
Foi et philosophie
Avant le XIIe siècle, la philosophie n’était pas strictement dissociée de la théologie, comme c’est souvent le cas aujourd’hui. Bien qu’en quelques occasions la confusion entre les deux soit inévitable, notamment dans le dialogue entre éthique théologique et éthique philosophique, il nous semble nécessaire de maintenir une distinction. « Ce serait confondre discours théologique et philosophique que d’attendre qu’une vision religieuse du monde livre une théorie philosophique complète[31] », explique Lydia Jaeger. La philosophie ne devrait jamais être strictement autonome, mais son expertise propre est possible et même souhaitable. La philosophie, dont la fin ultime est la gloire de Dieu, doit s’exercer dans les limites d’une foi qui illumine l’entendement à la lumière de la Révélation. La raison elle-même n’opère correctement que lorsqu’elle est dans la foi. Pour John Frame, la philosophie est une activité de l'esprit qui cherche, avec rigueur et discipline, « à articuler et à défendre une vision du monde », c'est-à-dire « une conception générale de l'univers[32] ». Les philosophes ont donc une tâche particulièrement difficile qui est nécessairement religieuse, que cette religion soit chrétienne ou laïque. Bien que cette expression de religion laïque puisse sembler paradoxale, force nous est de reconnaître que toute philosophie s’appuie sur des axiomes premiers qu’il n'est dès lors plus possible de fonder. C’est ainsi que se découvre le caractère religieux de la philosophie, en ce qu’elle se base sur un principe qui ne peut être saisi que par la faculté de croire, que ce principe soit Jésus-Christ (christianisme), l’homme (humanisme), la raison (rationalisme), les idées (platonisme), le Sujet transcendantal (criticisme) ou l’expérience (empirisme). La tâche du philosophe est d’en déduire les tenants et aboutissants plus ou moins systématiquement. Autrement dit, la philosophie « consiste alors à formuler et à évaluer des visions du monde »[33]. Pour ce faire, les philosophes développent leur vision du monde en se servant de la logique, de l’esthétique, et de l'ontologie, etc. L’une des tâches principales des philosophes étant de clarifier les concepts qu’ils utilisent. Pour les philosophes chrétiens, la philosophie participe à la traduction de la vision du monde chrétienne dans les termes de nos contemporains. Nous pouvons aussi considérer que la philosophie chrétienne est, en particulier, cette partie de la formulation et de la défense de la vision chrétienne du monde qui a pour objectif d’entrer en dialogue avec les autres visions du monde ou, du moins, d’en préparer le terrain. « On peut donc dire que la théologie chrétienne est une philosophie chrétienne, ou une philosophie avec une vision chrétienne du monde[34] ».
Pierre-Luc VERVILLE
Notes et références
- ↑ John M. FRAME, The Doctrine of God, A theology of lordship, Phillipsburg, N.J, P&R Pub, 2002, p. 505.
- ↑ Saint AUGUSTIN.
- ↑ ALAIN, Éléments de philosophie, Paris, Gallimard.
- ↑ PLATON, Apologie de Socrate.
- ↑ Étienne GILSON, L’esprit de la philosophie médiévale: Gifford Lectures;Univ. d’Aberdeen; (1931), 2. éd., revue, 6. tirage., Études de philosophie médiévale 33, Paris, Vrin, 1998.
- ↑ Pierre DUCASSÉ, Les grandes philosophies, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je », 1969, p. 44.
- ↑ DUCASSÉ, p. 44.
- ↑ Olivier LACOMBE, « Saint Thomas », in Maurice MERLEAU-PONTY, sous dir., Les philosophes célèbres, Paris, Lucien Mazenod, 1956, p. 115. Voir aussi Francis SCHAEFFER, La démission de la raison.
- ↑ Pour Étienne Gilson, toutefois, c’est Thomas D’Aquin qui est le premier philosophe moderne, car il est le premier à ne pas faire reposer sa réflexion sur les dogmes : Étienne GILSON, Études de philosophie médiévale, p. VI.
- ↑ René DESCARTES, Discours de la méthode, introduction et notes de Étienne Gilson, Paris, Vrin, 1989.
- ↑ Ibid.
- ↑ Ferdinand ALQUIÉ, « Descartes », in Maurice MERLEAU-PONTY, sous dir., Les philosophes célèbres, Paris, Lucien Mazenod, 1956, p. 148.
- ↑ Jean-Marc PIOTTE, Les grands penseurs du monde occidental. L’éthique et la politique de Platon à nos jours, 3e éd., Anjou, Fides, 2005, p. 332.
- ↑ PIOTTE, p. 332-333.
- ↑ Anne CAUQUELIN, Les théories de l’art, 4e éd., Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je », 2013, p. 19.
- ↑ Ibid., p. 48-49.
- ↑ Jacqueline RUSS et Clotilde LEGUIL, La pensée éthique contemporaine, 4e éd., Paris, PUF, « Que sais-je ».
- ↑ Jean CHAUVINEAU, La logique moderne, 6e éd., PUF, coll. « Que sais-je », 1974, p. 5.
- ↑ Ibid.
- ↑ Jules LAGNEAU, Célèbres leçons et fragments, Paris, PUF, 1964, p. 92.
- ↑ Émile BRÉHIER, Histoire de la philosophie, tome 1, Paris, PUF, 1967, p. 166
- ↑ Ferdinand ALQUIÉ dans Encyclopédie universalis, tome 10, 1971, p. 986.
- ↑ Léon MEYNARD, Métaphysique, 1959, p.15.
- ↑ Vernon BOURKE, Histoire de la morale, trad. de J. Mignon, Paris, Cerf, 1970, p. 18.
- ↑ Paul RIŒUR, « Ontologie », dans Encyclopédie universalis, Dictionnaire de philosophie, p. 5 611.
- ↑ Ibid., p. 5 612.
- ↑ Martin HEIDEGGER, Être et Temps.
- ↑ Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant.
- ↑ PLATON, Timée, 48 a.
- ↑ ARISTOTE, Physique, II, 8, 199 b 27-9.
- ↑ Lydia JAEGER, Ce que les cieux racontent. La science à la lumière de la création, Charols, Excelsis ; Nogent-sur-Marne, Éditions de l’Institut Biblique, préface de Cyrille Michon, Coll. « La Foi en Dialogue », 2008.
- ↑ John M. FRAME, A History of Western Philosophy and Theology, Phillipsburg, New Jersey, P&R Publishing, 2005, notre traduction.
- ↑ Ibid., p. 99, notre traduction.
- ↑ Ibid., p. 101.
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- SARTRE, Jean-Paul, L’Être et le Néant.
Voir aussi
Agnosticisme, Athéisme, Descartes, René, Désenchantement du monde, Éthique, Féminisme,Humanisme, Hypermodernité, Pensée contemporaine