Philosophie : Différence entre versions

De Réformation tranquille
Sauter à la navigation Sauter à la recherche
 
(88 révisions intermédiaires par le même utilisateur non affichées)
Ligne 1 : Ligne 1 :
La philosophie est une activité de l'esprit qui cherche, avec rigueur et discipline, « à articuler et à défendre une vision du monde », c'est-à-dire « une conception générale de l'univers »<ref>John FRAME, ''A History of Western Philosophy and Theology, Phillipsburg, P & R Publishing, 2005.''</ref>. Étymologiquement, le mot philosophie signifie « amour de la sagesse ».
+
La philosophie est une activité de recherche de sagesse (étymologiquement, le mot signifie « amour de la sagesse »), tantôt à travers la conceptualisation critique, raisonnée et unifiée du monde tantôt par sa mise en question ontologique. Sagesse peut se comprend au sens de connaissance perspicace<ref>John M. FRAME, ''The Doctrine of God'', A theology of lordship, Phillipsburg, N.J, P&amp;R Pub, 2002, p. 505.
 +
</ref> ou de capacité d'intellection<ref>DJABALLAH, Amar, ''Éthique chrétienne'', Faculté de théologie évangélique, Montréal, 2022.</ref>. Le mot philosophie désigne enfin les discours qui systématisent ou concrétisent cette activité.
 +
 
 +
Tandis que pour Lalande l'activité philosophique a nécessairement une ''finalité logique'', pour Gilles Deleuze, elle est un acte de conception, c'est-à-dire créatrice de concepts.  Nous soutenons, pour notre part, avec Herman Dooyeweerd, comme l'a synthétisé Pierre Marcel, que « ''la pensée philosophique est une pensée théorique appliquée à la totalité de sens de notre cosmos.''<ref>Pierre MARCEL, ''La philosophie chrétienne de Herman Dooyeweerd'', vol. 1, ''Le criticisme transcendantal de la pensée théorique'', Aix-en-Provance, Kérygma, 2016, p. 18.</ref> »  Si les philosophies « naturelles », c’est-à-dire celles qui ne bénéficient point de la Révélation, tendent dans leur recherche d’une compréhension générale de l’univers à sortir de ses limites, nous pensons que le discours de la philosophie ne doit pas envahir celui de la théologie. Au contraire, c'est à la philosophie de s’articuler à ce que disent les Écritures, car la raison n’est pleinement effective que dans la foi : « il faut croire pour comprendre », pour reprendre la formule de de Saint Augustin. Cela dit, la grâce commune brille aussi dans la philosophie en général.
 +
 
 +
Dans les lignes qui suivent, nous tenterons de circonscrire le domaine philosophique. Nous commencerons par un bref historique de la philosophie où nous identifierons les philosophes les plus illustres, car « la vraie méthode pour former la notion de philosophie, nous dit Alain, c'est de penser qu'il y eut des philosophes<ref>ALAIN, ''Éléments de philosophie'', Paris, Gallimard.
 +
</ref> ». Nous présenterons ensuite les disciplines traditionnelles de la philosophie. Enfin, nous ferons quelques remarques à caractère épistémologique et apologétique.
  
 
== Historique ==
 
== Historique ==
=== Philosophie antique ===
 
Durant la période antique, du VIe siècle avant Jésus-Christ jusqu’à la venue du christianisme, la culture grecque est dominante. Pour preuve, l’Ancien Testament est traduit en grec, tandis que le Nouveau Testament est écrit dans cette langue. Ce que les Grecs remarquent et qui les impressionne c’est que le monde est ordonné. Une intelligence universelle semble être à l’œuvre. Cette intelligence, ils l’associent à un principe divin impersonnel (force ou énergie), que l’être humain ne peut comprendre que parce qu’il a en lui l’étincelle du divin. Or penser que le divin est impersonnel est porteur d’une éthique dans laquelle les fautes humaines proviennent de l’ignorance, et où le mal vient de ce que l’homme se laisse égarer par ses passions plutôt que de se laisser guider par sa raison. Ainsi, pour Aristote, l’action vertueuse n’est possible que si l’on suit la raison<ref>ARISTOTE, ''Éthique à Nicomaque'', trad. française de J. Tricot, Paris, Vrin, 1959.</ref>. Cette conception grecque a eu une forte influence sur l’éducation : le maître n’est pas là pour transmettre des vérités, mais pour aider l’élève à découvrir ces vérités par lui-même et en lui-même. Socrate dit, par exemple, que tout ce qu’il sait c’est qu’il ne sait rien. Il se voit comme un simple accoucheur des esprits. L’homme veut fondamentalement faire le bien, mais il en est empêché. Il faut donc l’aider à trouver la lumière qui est en lui. L’''Allégorie de la caverne'' de Platon est écrite dans cet esprit<ref>PLATON, ''La République'', introduction, traduction et notes de Georges Leroux, Paris, Flammarion, 2002</ref>. Cette conception, n’étant pas influencée par les Écritures, ne voit pas que le problème de l’homme n’est pas son ignorance, mais le refus de vérité révélée par Dieu dans sa création et sa Parole (Rm 1). Les grecs n’ont pas conscience que, à cause de sa nature pécheresse, l’homme rejette volontairement la vérité, même s’il la connaît. Les Grecs eux-même n’ont pas été satisfaits par cette explication officielle, notamment parce qu’ils sont sensibles au fait qu’il y a eu des guerres et que les passions prennent le dessus sur la raison. Les auteurs de tragédies ou de comédies<ref>Les trois grands tragiques sont Eschyle (525-456 av. J.-C.), Sophocle (496-406 av. J.-C) et Euripide (485-406 av. J.-C), les trois grands comiques sont Eupolis (446-411 av. J.-C), Cratinos (520-env. 423 av. J.-C), Aristophane (445-380 av. J.-C).</ref> véhiculent alors l’idée qu’un autre principe, aussi puissant que la raison, est à l’œuvre : la Nécessité (le ''fatum'' des Romains). Ce principe inexplicable les amène à verser dans l’irrationalisme et à l’irresponsabilité, car contrairement aux normes d’un Dieu personnel, la Nécessité excuse le mal des hommes.
 
  
=== Philosophie médiévale ===
+
=== La philosophie antique ===
La période historique durant laquelle la foi chrétienne devient très influente est, péjorativement, appelée le Moyen Âge. Le pouvoir corrompt : durant cette période, on s’est mis à persécuter les non-chrétiens, notamment les juifs. Mais il y a eu d’authentiques expressions de la foi chrétienne. Durant cette période, trois tendances au sujet de la raison ressortent. Selon la première, la foi chrétienne n’a rien à voir avec la pensée du monde. C’est la conception de Tertullien, pour qui la raison et la foi s’opposent, car il voit la foi comme irrationnelle, irréfléchie. Cette pensée s’accompagne du phénomène du prophétisme, phénomène qui oublie que le canon de la Bible est fermé, qu’il n’y a donc plus de Révélation normative de la part des Apôtres ou des prophètes. La deuxième tendance est celle de Thomas D’Aquin, selon qui la raison et la foi règnent chacune sur deux niveaux : 1) le monde de la raison, où la foi n’est pas nécessaire ; 2) le monde de la foi, où la raison est inutile et insuffisante<ref>Thomas D’AQUIN, ''Somme théologique'', 4 t., Cerf, Paris, 1984-1986.</ref>. Si cette vision est mieux que celle de Tertullien, en ce qu’elle ne rejette pas la raison bonne, elle oublie que la raison, même au niveau inférieur, est pécheresse. Elle néglige aussi que la raison ne pas bien travailler sans la foi. Cela n’est pas surprenant, D’Aquin trouve sa source chez Aristote. La troisième tendance est celle de la raison éclairée par la vérité perçue par la foi. Pour les théologiens qui adhèrent à cette conception, la foi fonctionne à son meilleur quand elle reçoit la vérité révélée. « C’est la foi qui montre à la raison sa raison d’être ». Pour Augustin, comme pour Anselme, « il faut croire pour comprendre »<ref>Saint AUGUSTIN, ''Confessions'', trad. du latin par Robert Arnauld d'Andilly, édition de Philippe Sellier, traduction établie par Odette Barenne, Paris, Gallimard, 1995 ; Anselme DE CANTORBERY, Proslogion, traduction de Bernard Pautrat, Paris, Flammarion, 1995. Anselme voulait initialement nommer son texte La foi en quête d’intelligence.</ref>. Seul le fou ne croit pas en Dieu. Pour les Réformateurs : la raison est faculté donnée par Dieu à l’humanité. Elle est bonne, utile et nécessaire, mais ne fonctionne pas par elle-même, mais quand elle est animée par motifs bibliques. Du point de vue apologétique, cette troisième conception reconnaît l’avantage des croyants sur les athées. En effet, nous vivons dans un monde ordonné, qui se maintient, où beaucoup de bien se fait, où l’on peut faire l’expérience de la présence de Dieu et dans lequel s’exprime de nombreux témoignages de gens convertis. De plus l’acceptation de la Bible comme donnée de base est vérifiable. Jésus a dit : « je bâtirai mon Église, et [...] les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle » (Mt 16.18). Cette parole, audacieuse notamment en ce que Jésus l’a prononcée dans les bas-fonds de l’Empire romain, continue de s’accomplir après plus de 2000.
+
 
 +
La philosophie antique naît au VII<sup>e</sup> siècle av. J.-C. dans la culture grecque, qui est alors plus que dominante. Durant cette période émerge la conscience de ce que l’univers est organisé. C’est pourquoi on s'évertue à connaître l’ensemble du cosmos - le terme cosmétique a la même racine (cosmos renvoie à ce qui est beau, ordonné) - comme en témoigne les nombreuses cosmologies, avec un regard de plus en plus démythologisant, en cherchant à remplacer la mythologie traditionnelle par une explication raisonnée. Cela dit, les philosophes anciens étaient orientés vers la pratique.
  
=== Philosophie moderne ===
+
Les présocratiques, dont nous ne connaissons que peu de choses par manque de traces, cherchent à comprendre le monde selon un principe élémentaire unique : l’eau (Thales), l’air (Anaximène), le feu (Héraclite) et la terre. Empédocle cherche à unifier ces éléments primordiaux.
La modernité est une période historique, à laquelle se rattache une forme de pensée et une condition, qui débute à la fin du XIVe siècle. Mais il est difficile, voire impossible, de fixer la date exacte de son commencement. Plusieurs événements marquants surviennent de manière rapprochée : découverte du Nouveau-Monde par Christophe Colomb ; occupation de Constantinople par les Turcs, qui fait en sorte que l’Islam est apporté au centre du monde chrétien de l’époque ; passage à la méthode expérimentale, qui marque le début de la science moderne. On voit que plusieurs forces entrent en jeu. Quelque chose se met en place, qui va culminer au siècle des Lumières, pour conduire à une situation de plus en plus intenable, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. La modernité n’a pas trop mal commencé. Ce qui est d’abord véhiculé c’est l’idée que le savoir peut surgir ailleurs que dans la tradition, comme c’est le cas avec Copernic (1473-1543), Kepler (1571-1630), Galilée (1564-1642), et Bacon (1560-1626). Pour ce dernier, il s’agit de trouver le secret de la nature, de savoir comment elle marche, de connaître ses lois pour la maîtriser<ref>François BACON, ''Œuvres de François Bacon'', Volume 1, De la dignité et de l'accroissement des sciences. Volume 2, Nouvel organum. Essais de Morale et de Politique. De la sagesse des Anciens. Paris, Charpentier, 1799-1802.</ref>.
 
  
Dans la modernité s’impose l’idée de progrès. S’il y a dans la Bible une vision eschatologique, on n’y retrouve pas celle moderne de progrès. Avant la modernité, ce qui était meilleur n’était pas ce qui était récent. Le mieux était de revenir au passé. Avec la modernité, le savoir est pensé comme exercice individuel. La recherche se fait seul, avec sa propre raison, contrairement à la vision ancienne, qui préconisait le savoir collectif, notamment sous forme de commentaires de commentaires. L’Église devient aussi une tradition à rejeter. Bien que Martin Luther, avec la Réforme, s’opposera à cette idée<ref>Martin LUTHER, ''Œuvres'', tome I, Paris, Gallimard, 1999. Martin Luther ne sera pas d’accord avec cette idée, car ce n’est l’Église elle-même qui doit être rejetée, mais ce qu’il y a de mauvais dans sa tradition. Luther enseigne plutôt qu’on a fait dire à la Bible ce qu’elle ne disait pas, et que c’est l’autorité de la Bible plutôt que l’autorité de la tradition qu’il nous faut accepter.</ref>, la modernité, et son rejet de la tradition, se poursuivra vers un déséquilibre de plus en plus prononcé.
+
Socrate (469-399 av. J.-C.) se fait connaître de ses contemporains en déployant avec rigueur une méthode dialectique qui consiste à faire entrer en dialogue des points de vue opposés. Pour lui, la vie n’a de raison d’être qu’au service du bien, de sorte que seule une vie de questionnements, nous permettant de distinguer le bien du mal, est digne d’être vécue. Socrate mourra de ce que, aux yeux de ses concitoyens, qui le pensaient sophiste, il ne respectait pas suffisamment les dieux et voulait corrompre la jeunesse<ref>PLATON, ''Apologie de Socrate''.
 +
</ref>.
  
Durant cette période, on passe progressivement de la normalité du théisme à la normalité de l’athéisme, jusqu’à aboutir à la conception d’un monde vide de Dieu, fruit du hasard et de la nécessité, pour reprendre l’expression du prix Nobel Jacques Monod<ref>Jacques MONOD, ''Le Hasard et la Nécessité'', Paris, Seuil, 1970.</ref>. C’est le rejet des grandes valeurs du Moyen Âge (tradition, Église, autorité).
+
La mort de Socrate émut son disciple Platon (vers 427-347 av. J.-C.), qui fonda une école philosophique à Athènes, l’Académie, vers 385 av. J.-C. Tandis que son maître n’avait pas écrit, Platon laissa plusieurs ouvrages, dont l’''Apologie de Socrate'' et ''La République''. Dans ce dernier, il en arrive à la conclusion qu’il existe un monde des Idées distinct du monde matériel. Selon cette théorie des Formes, les choses de notre monde sont les versions imparfaites de leur Forme idéale dans le monde des Idées. Nous pouvons connaître ces Idées parce que, étant composés d’un corps et d’une âme, nous en avons intérieurement une connaissance innée. Ainsi, Platon ne cherche pas à faire entrer la vérité dans les hommes. Au contraire, il considère que les hommes, qui la possèdent déjà, n’ont qu’à la retrouver. La tâche du philosophe consiste alors à la faire sortir d’eux : c’est la maïeutique ou l’accouchement des idées.
  
==== La Renaissance ====
+
Aristote (384-322 av. J.-C.), fondateur du Lycée et disciple de Platon, pense, contrairement à son maître, que nous ne pouvons retrouver les idées des choses qu’en partant de leurs manifestations dans le monde matériel, car chacune de ces manifestations possède sa propre forme essentielle. La chevalité, par exemple, appartient à chaque cheval et est commune à tous les chevaux. Ainsi, il ne faut pas chercher cette idée dans le monde des Formes, mais dans les instances concrètes du monde sensible.
Dès la [[Renaissance]], dont Érasme est l’un des piliers, on cherche à reconnecter avec la période classique. Cela a eu du bon, notamment pour l’étude de la Bible, en raison du retour au grec et à l’hébreux. C’est aussi le retour aux humanités en éducation. Calvin sera d’ailleurs formé comme humaniste (au sens positif du terme). Ensuite, la période moderne marque le début de la science expérimentale, mais aussi d’un rejet de plus en plus exacerbé des traditions. La science expérimentale ne pouvait naître que dans le monde occidental (monde créé par Dieu, distinct de Dieu, homme à l’image de Dieu capable de comprendre l’œuvre de Dieu). Avec Descartes le rejet du passé s’accentue. Il se dit trompé par la tradition, l’autorité et même le sens commun. Il voit aussi l’Écriture comme trompeuse, en raison de ses nombreuses interprétations. Il va donc à la recherche d’un fondement du savoir, qu’il trouve dans la raison humaine et individuelle<ref>René DESCARTES, ''Discours de la méthode'', introduction et notes de Étienne Gilson, Paris, Vrin, 1989 ; Méditations métaphysiques, traduction de Florence Khodoss, Paris, Presses universitaires de France, 1989.</ref>. La raison devient critère, moyen et but de la connaissance. Enfin, cette période voit de nombreux résultats positifs des sciences. Au XIXe siècle, apparaissent les théorie de l’évolution, avec Darwin pour chef de file<ref>Charles DARWIN, ''L’origine des espèces'', traduction de Edmond Barbier, Paris, Flammarion, 1999.</ref>. Ce qui se consolide durant la période moderne c’est le récit moderniste du progrès : le nouveau est mieux que l’ancien. Ce sera alors le triomphe de l’éphémère<ref>Gilles LIPOVETSKY, ''L’Empire de l’éphémère. La mode et son destin dans les sociétés modernes'', Paris, Gallimard, 1987.</ref>.
 
  
==== René Descartes ====
+
=== La philosophie médiévale ===
René Descartes est considéré comme la source de la modernité en philosophie. Il trouve que tout est susceptible de le tromper, même ses propres yeux, ce qui le conduit au doute méthodique (il faut douter de tout) et au doute radical (il ne faut rien soustraire au doute)<ref>René DESCARTES, ''Œuvres et lettres'', édition d’André Bridoux, Paris, Gallimard, 1937. La première parution du Discours de la méthode date de 1637.</ref>. Or il découvre que s’il peut douter de tout, il ne peut douter du fait d’exister. Car même s’il est trompé dans sa pensée, il pense (''Cogito, ergo sum''). Cela le conduit au méthodisme. Il reconstruit la connaissance étape par étape sur le socle de cette idée d’exister. Systématiques, ces étapes doivent être simples, contrôlables et indubitables. Cette tabula rasa consiste à tout effacer et à reconstruire sur la base de la raison et un savoir certain, universel. C’est le début du rationalisme, mais aussi de l’individualisme, car il s’agit d’ériger le savoir sans les autres. La raison est déclarée capable seule d’établir les vérités apodictiques. La balle est lancée par Descartes qui va se rendre aux Lumières.
 
  
==== Les Lumières ====
+
Durant le Moyen Âge, le christianisme influence considérablement la philosophie, à tel point que l’un de ses grands spécialistes, Étienne Gilson, la dit essentiellement chrétienne<ref>Étienne GILSON, ''L’esprit de la philosophie médiévale: Gifford Lectures;Univ. d’Aberdeen; (1931)'', 2. éd., revue, 6. tirage., Études de philosophie médiévale 33, Paris, Vrin, 1998.
===== Emmanuel Kant =====
+
</ref>. Si Paul avait disqualifié la philosophie dans sa prétention à accéder à la vérité, car elle n’arrivait pas à comprendre l’oeuvre de Dieu en Jésus-Christ puisqu’elle partait des « éléments du monde », la philosophie sera autorisé dans le cadre de la foi par les Pères apologistes comme servante de la théologie, surtout pour le dialogue avec les païens, voire plus souvent la condamnation de ceux-ci comme hérétiques. Les Pères apologistes feront d’ailleurs un grand travail de traduction des vérités de l’Évangile en langage philosophique. Pour Saint Augustin (354-430), il faut croire pour comprendre. La foi et la raison ne sont pas opposées, mais complémentaires. Dieu n’est pas l'origine du mal, étant donné que les êtres humains ont été créés libres de choisir entre le bien et le mal. Comme Saint Augustin, Saint Anselme (1033-1109) défend un ordre de pensée dans lequel prime la foi. « L’équilibre entre la foi et la raison suppose que l’homme accepte de l’''autorité'' (l’Église et les Écritures) les dogmes de la foi, auxquelles la raison ne peut conduire<ref>Pierre DUCASSÉ, ''Les grandes philosophies'', Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je », 1969, p. 44.
À l’époque de ce que l’on a appelé les Lumières, Emmanuel Kant, comme Voltaire et Diderot, est convaincu que l’homme n’a besoin ni de la tradition ni de l’autorité<ref>Emmanuel KANT, ''Critique de la faculté de juger'' suivi d’''Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique'' et de ''Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ?'', Paris, Gallimard, 1989. L’essai ''Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ?'' date de 1784.</ref>. L’aspect trompeur de celles-ci (notamment les traditions de l’Église et de la Bible), pense-t-il, le conduit, à la suite de Descartes, à partir de la raison, plus précisément de l’entendement, c’est-à-dire de la fonction discursive de la raison. Kant pense avoir raison de voir les choses ainsi, car il voit les résultats de la science. N’oublions pas qu’il vient après Newton. Il voit les résultats positifs en médecine, chimie, industrie, etc., et veut en finir avec les « ténèbres ». Ainsi, l’impératif de Kant est d’oser se servir de sa raison (ce qui résume l’essentiel même du modernisme). La raison, qui exprime l’humanité en ce qu’elle est accessible à tous<ref>Paradoxalement, à cette époque, les femmes sont exclues du savoir.</ref>, est érigée au rang de lumière universelle. Car elle est vue comme bonne et porteuse de progrès. On va même jusqu’à lui attribuer le pouvoir de mettre fin aux guerres.
+
</ref> ». La raison ne fonctionne à pleine capacité que dans cet ordre : « quand la foi est donnée, l’amour nous pousse à la ''raisonner'', nous obtenons ainsi une certaine “intelligence” du dogme<ref>DUCASSÉ, p. 44.
 +
</ref> ». Toutefois, la philosophie chrétienne sera sournoisement mélangée à la philosophie grecque, notamment au néo-platonisme, par Saint Augustin, puis à l'aristotélisme par Thomas D'Aquin. Le bas blesse d’abord lorsque le premier dévalue le monde physique, comme s’il était la source du mal, ce qui relève plus d’une conception platonicienne que de la doctrine de la création. On connaît l’ascétisme auquel l’évêque d’Hippone s’est ainsi assujetti. La redécouverte d'Aristote par Thomas D’Aquin (1225-1274) et les scolastiques produisit aussi un vif syncrétisme. Pour Thomas D’Aquin, l’homme naturel n’est pas atteint par le péché dans toutes ses dimensions, ce qui permet de pleinement réhabiliter la raison naturelle et, surtout, de suivre Aristote, tout en le ré-interprétant avec les lunettes de la scolastique<ref>Olivier LACOMBE, « Saint Thomas », in Maurice MERLEAU-PONTY, sous dir., ''Les philosophes célèbres'', Paris, Lucien Mazenod, 1956, p. 115. Voir aussi Francis SCHAEFFER, ''La démission de la raison''.
 +
</ref>.
  
==== Les maîtres du soupçon ====
+
=== La philosophie moderne ===
Les aspirations de l’homme moderne ne font pas l’unanimité au sein même de la modernité. Certains, notamment ceux que Paul Ricoeur appelle les maîtres du soupçon<ref>Paul RICŒUR, ''De l’interprétation'', Paris, Seuil, 1965.</ref>, s’attaquent au projet moderne : Friedrich Nietzsche, Karl Marx et Sigmund Freud.
 
  
===== Friedrich Nietzsche =====
+
La philosophie moderne, encouragée par les avancées scientifiques, s'édifie sur une remise en question de la tradition, à partir de l’idée que celle-ci n’est pas la seule source de connaissance. Elle s’engage alors pleinement sur la voie réouverte par Thomas D’Aquin à la raison naturelle, condition du rationalisme cartésien. René Descartes (1596-1650) est, pour plusieurs, le père de la philosophie moderne<ref>Pour Étienne Gilson, toutefois, c’est Thomas D’Aquin qui est le premier philosophe moderne, car il est le premier à ne pas faire reposer sa réflexion sur les dogmes : Étienne GILSON, ''Études de philosophie médiévale'', p. VI.
Philosophe inclassable, Friedrich Nietzsche (1844-1900) se dresse contre toutes philosophies et religions, au moyen d’une philosophie du marteau, pour reprendre l’idée que l’on retrouve dans le sous-titre de ''Crépuscule des idoles''<ref>Friedrich NIETZSCHE, ''Crépuscule des idoles'', Paris, Gallimard, 1977.</ref>, écrit et publié en 1888.
+
</ref>. Dans son ''Discours de la méthode'', il se prévaut d’avoir fait table rase de son propre héritage académique, de la connaissance reçue, au profit d'une nouvelle façon de penser désormais fondée sur la raison autonome<ref>René DESCARTES, ''Discours de la méthode'', introduction et notes de Étienne Gilson, Paris, Vrin, 1989.
 +
</ref>. Comment la raison a-t-elle pu s’imposer à lui, alors même qu’il cherchait à reconstruire le savoir sur une vérité systématiquement et apodictiquement établie ? Parce que même si un malin génie m’induit en erreur sur toutes choses, explique Descartes, il faut préalablement que je pense. Et si je pense, c’est que je suis. Ce raisonnement jetait l’une des bases sur lesquelles Descartes allait construire le reste de son édifice philosophique dans lequel toute nouvelle idée se devait d’être « certaine ». La méthode de Descartes consistera en un ensemble de règles critiques et heuristiques à suivre pour éviter l’erreur et pour atteindre de véritables connaissances. Par exemple, il ne faut jamais préjuger de la véracité d’une chose, à moins d’en être persuadé par l’évidence. Les difficultés rencontrées doivent être divisées et examinées isolément pour mieux être résolues<ref>''Ibid''.
 +
</ref>. On partira aussi du simple au complexe, et s’assurera d’avoir tout dénombré. « Toute connaissance vraie suppose, selon Descartes, deux opérations fondamentales : l’intuition, qui nous présente les termes, la déduction, qui les lie selon l’ordre, et permet de s’élever, comme par degrés, et sans quitter l’évidence intellectuelle, du simple au complexe<ref>Ferdinand ALQUIÉ, « Descartes », in Maurice MERLEAU-PONTY, sous dir., ''Les philosophes célèbres'', Paris, Lucien Mazenod, 1956, p. 148.
 +
</ref> ».
  
====== La mort de Dieu ======
+
Plusieurs penseurs des Lumières poursuivent dans cette direction, avec une grande confiance en la Raison universelle. D’autres préfèrent l’empirisme, dont la version la plus sceptique est celle de David Hume (1711-1776), qui va jusqu’à dire que rien ne peut nous garantir l’issue d’une expérience connue, même lorsqu’elle est aussi communément admise que celle l'ébullition de l’eau à 100 <sup>o</sup>C : n’est-ce pas par présupposition que nous croyons qu’elle se reproduira à la prochaine occurrence ?
La pensée de Nietzsche en est une de réaction au discours religieux du XIXe siècle qui ne porte plus sur la réalité elle-même. Ce discours instrumentalise la religion dans le but de réconforter les gens, après l’avoir vidée de sa vérité ontologique. Avec Zarathoustra, figure du surhomme qui lui sert de porte-parole prophétique, Nietzsche prêche la « bonne nouvelle » de la mort de Dieu à ceux qui sont prêts à abandonner la faiblesse de l’éthique chrétienne, autrement dit de l’éthique de ceux qui, incapables de vivre, ont créé une morale de l’humilité, de l’obéissance et de l’hétéronomie. Par sa proclamation, Nietzsche veut informer ceux qui ne se rendent pas compte que Dieu n’est plus et que, désormais, c’est au surhomme de prendre la souveraine place. Il en tire les conséquences suivantes : il faut rejeter la morale et se libérer des prêtres et des philosophes qui, sournoisement, tentent de nous imposer leur point de vue.
 
  
====== La volonté de puissance ======
+
Emmanuel Kant (1724-1804) opère une véritable révolution copernicienne de la pensée en recourant à la fonction critique de la raison. « Kant lutte à la fois contre les rationalistes qui, dans la foulée de Descartes, déduisent toute la réalité d’idées claires et distinctes, et contre les empiristes qui, tel Hume, réduisent la connaissance aux sensations<ref>Jean-Marc PIOTTE, ''Les grands penseurs du monde occidental. L’éthique et la politique de Platon à nos jours'', 3e éd., Anjou, Fides, 2005, p. 332.
Pour Nietzsche, l’homme est régi par une énergie de vie qui l’oriente. L’interprétation du monde étant mue par cette énergie de vie, tout n’est qu’interprétation, manière de faire voir la « réalité ». Ainsi, nul besoin de s’écouter mutuellement, car chacun lutte pour imposer aux autres sa propre interprétation. Cette impulsion qui consiste à marquer son autorité sur les autres, Nietzsche la nomme volonté de puissance<ref>''Idem.'', ''Le Gai savoir'', Paris, Gallimard, 1950 ; ''Généalogie de la morale'', Paris, Gallimard, 1966.</ref>.
+
</ref> ». Pour utiliser le vocabulaire kantien, les rationalistes rapportent tout à l’entendement, les empiristes tout à la sensibilité. En réponse à ce qui lui semble un grave problème épistémologique, Kant va systématiser le processus de connaissance à travers la synthèse des deux : il dira que notre expérience du monde passe et par l’appréhension sensible et par l’appréhension intuitive. « Chez Kant, des catégories ''a priori'' de l’entendement, dont l’espace et le temps, organisent ce que nous percevons par les sens, les intuitions sensibles, et permettent ainsi une connaissance scientifique de l’univers tel qu’il nous apparaît, l’univers des phénomènes, qu’il faut distinguer de l’univers nouménal, des choses en soi, qui nous demeure inconnaissable<ref>PIOTTE, p. 332-333.
 +
</ref> ». Autrement dit, pour qu’il y ait connaissance, des concepts premiers, indépendants de l'expérience sensible et logiquement antérieures à elle, sont nécessaires. Par delà-là ces catégories, qui conditionnent la connaissance et s’appliquent aux données de l’intuition, tout n’est que spéculation. On voit donc que ce criticisme sépare, par un abîme infranchissable, le monde des phénomènes de celui des noumènes. Tout ce qui relève des croyances, de la Révélation, de la foi est relégué au rang de non-savoir.
  
===== Karl Marx =====
+
=== La philosophie contemporaine ===
Une autre source d’intérêt suscitée par la raison occidentale est le marxisme. Cette vision rationaliste du monde reprend des idées de Hegel<ref>G.W.F. HEGEL, ''La raison dans l’histoire'', Paris, Hatier, 2000.</ref>, mais en les renversant. Pour le philosophe et économiste Karl Marx (1818-1883), la condition de l’homme moderne est inacceptable en raison des injustices que causent ses lois économiques. Il remarque que la vision de l’histoire de Hegel tend nécessairement vers le communisme ou le socialisme. Si l’on comprend l’histoire, se contente de prédire Marx, l’effondrement du capitalisme est inévitable<ref>Karl MARX, ''Le capitale'', Tomes I, II, III, Paris, Éditions sociales, 1976.</ref>. Tout en puisant plusieurs de ses idées à même les religions, il enseigne qu’il faut se débarrasser des religions. Cependant, tandis que Marx pensait que ses idées se répandraient en Grande-Bretagne, c’est en URSS et en Chine qu’elles germeront. Hélas, les conséquences de la concrétisation de l’idéologie marxiste seront des millions de morts<ref>Paradoxe suprême : pour le bien du peuple, on a tué le peuple.</ref>. Cela disqualifie les prétentions prévisionnistes de Marx.
 
  
====== L'aliénation ======
+
Suite à la révolution kantienne et aux travaux scientifiques du XIX<sup>e</sup> siècle, en particulier dans le domaine des mathématiques avec la découverte des géométries non euclidiennes, la philosophie occidentale est ébranlée par une crise de l'intuition, car celle-ci n’est plus en mesure de rendre compte des axiomes mathématiques, et ainsi des évidences innées. Deux grands courants se dessinent qui ont en commun d’être initiés par deux élèves de Franz Brentano (1838-1917) : la philosophie analytique, avec pour chef de file Gottlob Frege (1848-1925) ; et la philosophie continentale, inaugurée par la phénoménologie d’Edmund Husserl (1859-1938).
À ceux qui donnent aux capitalistes leurs forces productives, Marx veut faire réaliser les conditions aliénantes qu’ils subissent. Ses analyses montrent que, dans le capitalisme, les travailleurs sont aliénés quant aux résultats de leur travail, c’est-à-dire qu’ils ne possèdent rien de ce qu’ils ont fabriqué . Le fruit de leur labeur, plutôt que de leur appartenir, appartient à l’employeur. Face à cette aliénation, la religion n’est d’aucune aide, car elle empêche les ouvriers de réaliser leur situation d’esclavage et, n’étant qu’un engourdissement temporaire, elle ne peut agir sur les causes de cette aliénation. L’espoir est dans un nouveau système économique, sans classe dominante.
 
  
===== Sigmund Freud =====
+
== Branches ==
Médecin et inventeur de la psychanalyse, Sigmund Freud (1856-1939) fait deux découvertes majeures : l’inconscient,  qui a profondément blessé le cogito de l’homme moderne<ref>Paul RICŒUR, ''Le conflit des interprétations'', Paris, Seuil, 1969.</ref>, et la libido<ref>Sigmund FREUD, ''Le rêve et son interprétation'', Gallimard, 1969 ; Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, 1989.</ref>.
 
  
====== L'inconscient ======
+
Traditionnellement, on divise la philosophie selon les branches suivantes : l’esthétique, l’éthique, la logique, la métaphysique, la morale, l’ontologie et la téléologie. Nous passerons en revue ces huit disciplines philosophiques pour en saisir les spécificités.
Depuis Descartes, on pensait que l’homme était maître de lui-même. La raison était conçue comme permettant la connaissance claire de l’homme et du monde. Or, avec l’inconscient, Freud réalise que l’être humain n’a pas de connaissance directe de lui-même. En effet, la raison ne lui permet pas de se connaître tel qu’il est. Au contraire, ses motivations et ses actions ne sont pas en adéquation. Par son surmoi, l’homme va même jusqu’à se fabriquer des illusions religieuses. La thérapie est alors nécessaire pour que le patient prenne conscience de ses motivations profondes et cachées.
 
  
====== La libido ======
+
=== L’esthétique ===
Pour Freud, ce qui est premier dans la motivation et l’agir humain, c’est la libido. La libido est une énergie sexuelle au sens vital du terme. Dans la petite enfance, cette libido engendre un conflit duquel dépend le reste de la vie de l’individu. Pour cette raison, la thérapie freudienne vise à aider le patient à guérir ses blessures psychiques par un retour psychanalytique à la petite enfance. Parmi les importants conflits inconscients s’opérant durant la petite enfance, le complexe d’œdipe est un ensemble de désirs dans lequel l’enfant est tiraillé entre pulsion secrète de tuer son père pour posséder sa mère, et pulsion d’amour envers celui-ci<ref>FREUD, ''Cinq leçons sur la psychanalyse'', Payot, 2001.</ref>.
 
  
 +
L’esthétique est l'étude du beau et de l’art. C’est Baumgarten (1714-1762) qui en invente le terme au XVIII<sup>e</sup> siècle. À cette époque, l’esthétique devient une discipline indépendante qui cherche à définir la beauté et la sensibilité artistique. Mais on en retrouve déjà les linéaments chez Platon et Aristote. Pour le premier, le beau est inséparable du bien et du vrai. Son discours est plutôt péjoratif à l’égard des arts, car ceux-ci, en tant que copie de copie, sont doublement éloignés du beau, et donc aussi loin du vrai et du bien. Par son ambiguïté et à force de réinterprétations, cette vision négative de l’art a toutefois contribué à créer un milieu discursif dans lequel les œuvres d’art sont légitimées dès lors qu’elles manifestent l’idéal du beau<ref>Anne CAUQUELIN, ''Les théories de l’art'', 4<sup>e</sup> éd., Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je », 2013, p. 19.
 +
</ref>. Plus normative, la théorie d’Aristote construit, quant à elle, un paradigme artistique dans lequel chaque agent a son rôle : « l’artiste et sa liberté vis-à-vis de la réalité des faits, le public et ses attentes, la ''doxa'' qui contraint la fiction à respecter le vraisemblable, le vraisemblable lui-même et les moyens de son exercice, enfin la finalité de la ''mimésis'' qui est le plaisir, ou achèvement de l’œuvre dans la jouissance esthétique »<ref>''Ibid.'', p. 48-49.
 +
</ref>.
  
Pierre-Luc VERVILLE
+
=== L’éthique ===
  
== Voir aussi ==
+
L’éthique pose la question du bien et du mal. Elle cherche les principes à partir desquels peuvent être établies des règles de vie. Tandis que la deuxième partie de cette tâche intéresse aussi la morale, du moins en ce qui a trait aux conditions de la mise en pratique de la bonne vie, la première partie consiste en la recherche de ce par quoi nos devoirs sont déterminés. Pour certains, c’est en prenant en compte les effets de nos actes que nous pouvons y parvenir. Pour d’autres, comme Emmanuel Lévinas, il faut revenir aux sources juives de l’éthique, afin de redécouvrir ce qui la fonde : ce qui me dépasse, l’Autre. L’éthique désigne donc, pour Lévinas, « le non-synthétisable par excellence, une expérience irréductible se donnant, non point dans la synthèse, mais dans le ''face-à-face'' des humains : tout simplement une rencontre de l’Autre, une saisie, devant le visage, de ma responsabilité »<ref>Jacqueline RUSS et Clotilde LEGUIL, ''La pensée éthique contemporaine'', 4<sup>e</sup> éd., Paris, PUF, « Que sais-je ».
 +
</ref>.
 +
 
 +
=== La logique ===
 +
 
 +
La logique est l’étude des normes de vérité du raisonnement. Depuis l’Antiquité, les philosophes s’y exerce lorsqu’ils s’efforcent de « découvrir et formuler les lois de la pensée claire<ref>Jean CHAUVINEAU, ''La logique moderne'', 6<sup>e</sup> éd., PUF, coll. « Que sais-je », 1974, p. 5.
 +
</ref> ». Il faut toutefois attendre les travaux de Frege pour que la logique devienne une discipline indépendante. Lorsque les philosophes prennent conscience de la grande ambiguïté des termes qu’ils utilisaient, ils sont amenés à réfléchir au langage. « Aussi la logique en est-elle venue à se créer un langage symbolique, destiné avant tout à la mettre en garde contre l’illusion dangereuse - et souvent pressante - d’une corrélation étroite entre l’ordre logique et l’ordre grammatical »<ref>''Ibid.''
 +
</ref>. Au XIX<sup>e</sup> siècle, Auguste de Morgan et George Boole créent un véritable langage algébrique pour les opérations logiques. Dans ''The Laws of Thought'', Boole s’était donné pour objectifs d’étudier « les lois fondamentales des opérations de l'esprit par lesquelles s'effectue le raisonnement » et « de les exprimer dans le langage symbolique d'un calcul ». À travers ces objectifs, on voit s’esquisser le programme de ce qui, avec les apports de David Hilbert et de Bertrand Russell, deviendra la logique moderne.
 +
 
 +
=== La métaphysique ===
 +
 
 +
La métaphysique est l’étude de ce qui est au-delà du monde physique. Elle intervient sous forme de recherches sur les principes premiers du monde. Pour Platon et les platoniciens, la philosophie « est vraiment une métaphysique, un mouvement au-delà, un effort, non pour saisir des réalités qui expliquent, bien qu'analogues, celles de la nature, mais pour comprendre d'un point de vue supérieur, la loi même (...) en vertu de laquelle l'esprit pose spontanément les unes et les autres<ref>Jules LAGNEAU, ''Célèbres leçons et fragments'', Paris, PUF, 1964, p. 92.
 +
</ref>. » La métaphysique d’Aristote est plus proche de ce que l’on appelle l’ontologie. Il pose la question de l’essence de tel ou tel être<ref>Émile BRÉHIER, ''Histoire de la philosophie'', tome 1, Paris, PUF, 1967, p. 166
 +
</ref>. Quant à celle de René Descartes, son originalité se trouve « en ce que, loin d'être connaissance théorique et purement intellectuelle, elle est méditation et réflexion vécue<ref>Ferdinand ALQUIÉ dans ''Encyclopédie universalis'', tome 10, 1971, p. 986.
 +
</ref>. » La métaphysique de Kant est, bien sûr, une métaphysique critique. Notons enfin que la métaphysique et l’ontologie se confondent chez plusieurs philosophes : « Au sens strict, la métaphysique c'est l'''ontologie'', c'est-à-dire l'étude de l'être dans ses propriétés générales et dans ce qu'il peut avoir d'absolu ; c'est l'étude de ce que sont les choses en elles-mêmes, dans leur nature intime et profonde, par opposition à la seule considération de leurs apparences ou de leurs attributs séparés<ref>Léon MEYNARD, ''Métaphysique'', 1959, p.15.
 +
</ref>. »
 +
 
 +
=== La morale ===
 +
 
 +
Bien que souvent synonyme d’éthique, il arrive que la morale s’en distingue comme discipline philosophique en ce qu’elle s’intéresse à l’administration du bien agir fondée sur le fruit des réflexions de l’éthique elle-même, c’est-à-dire à partir des réflexions fondamentales sur ce qui doit être. Les recherches morales partent alors de ce qui doit être pour arriver à ce qui doit être fait. On parle aussi de la morale pour désigner les théories des règles de conduite. Comme le fait remarquer Vernon Bourke dans son ''Histoire de la morale'', cette discipline philosophique est inaugurée par le maître de Platon. « En dépit du fait qu'il n'a laissé aucune œuvre écrite, ni donné aucun enseignement formel, Socrate peut être considéré comme le fondateur des études morales<ref>Vernon BOURKE, ''Histoire de la morale'', trad. de J. Mignon, Paris, Cerf, 1970, p. 18.
 +
</ref>. »
 +
 
 +
=== L’ontologie ===
 +
 
 +
L’ontologie est l’étude de l’être ou bien des propriétés les plus générales de celle-ci comme l’existence et le devenir. Avant Kant, l’ontologie est plus ou moins synonyme de métaphysique. Heidegger fait porter sa réflexion sur l’ontologie. Dans sa critique de l’ontologie, que Kant nomme encore métaphysique, Kant fait « la démonstration vivante que la question de l’être renaît des cendres mêmes de la métaphysique : la “chose en soi” reste le fondement du “phénomène” et toute la philosophie pratique est une tentative pour déterminer la notion d’être à partir de la liberté<ref>Paul RIŒUR, « Ontologie », dans Encyclopédie universalis, ''Dictionnaire de philosophie'', p. 5 611.
 +
</ref>. » Même lorsque physique et métaphysique ne sont plus connectées, l’ontologie s’impose. Riœur exprime ainsi la persistance des questions qui auparavant relevaient de la métaphysique même lorsque celle-ci est critiquée : « la question de l’être, pour la science, c’est la question de savoir ce qui, pour elle, est tenu pour réel, au sens de non conventionnel, non produit par l’activité théorique et pratique du savant<ref>''Ibid.'', p. 5 612.
 +
</ref>. » L’ontologie s’imposera aussi sans la métaphysique, lorsque que les questions de l’être se poseront chez les phénoménologues athées. Martin Heidegger fondera son ontologie sur l’analyse du ''Dasein''<ref>Martin HEIDEGGER, ''Être et Temps''.
 +
</ref>. Sur les traces de Heidegger, Jean Paul-Sartre développera une ontologie sans essence<ref>Jean-Paul SARTRE, ''L’Être et le Néant.''
 +
</ref>.
 +
 
 +
=== La téléologie ===
 +
 
 +
La téléologie est l’étude des fins. Chez Platon, elle est extrinsèque et est liée à la fin de la nature. Dans le Timée, on retrouve le récit téléologique suivant : « L’intelligence prit le dessus sur la nécessité, en la persuadant de produire la plupart des choses de la manière la plus parfaite ; la nécessité céda aux sages conseils de l'intelligence ; et c'est ainsi que cet univers fut constitué dans le principe<ref>PLATON, ''Timée'', 48 a.
 +
</ref>. » Chez Aristote, la téléologie est naturelle. Dans sa ''Métaphysique'' il fait la distinction entre quatre cause : la cause matérielle, la cause formelle, la cause efficiente et la cause finale. À propos de la nature, il dit : « il serait absurde, de croire que les choses se produisent sans but, parce qu'on ne verrait pas le moteur délibérer son action<ref>ARISTOTE, ''Physique'', II, 8, 199 b 27-9.
 +
</ref>. » Chez Darwin, la téléologie est complètement rejetée, au profit d’une cause efficiente.
 +
 
 +
== Remarques ==
 +
 
 +
=== Foi et philosophie ===
 +
 
 +
Avant le XII<sup>e</sup> siècle, la philosophie n’était pas strictement dissociée de la théologie, comme c’est souvent le cas aujourd’hui. Bien qu’en quelques occasions la confusion entre les deux soit inévitable, notamment dans le dialogue entre éthique théologique et éthique philosophique, il nous semble nécessaire de maintenir une distinction. « Ce serait confondre discours théologique et philosophique que d’attendre qu’une vision religieuse du monde livre une théorie philosophique complète<ref>Lydia JAEGER, ''Ce que les cieux racontent. La science à la lumière de la création'', Charols, Excelsis ; Nogent-sur-Marne, Éditions de l’Institut Biblique, préface de Cyrille Michon, Coll. « La Foi en Dialogue », 2008.
 +
</ref> », explique Lydia Jaeger. La philosophie ne devrait jamais être strictement autonome, mais son expertise propre est possible et même souhaitable. La philosophie, dont la fin ultime est la gloire de Dieu, doit s’exercer dans les limites d’une foi qui illumine l’entendement à la lumière de la Révélation. La raison elle-même n’opère correctement que lorsqu’elle est dans la foi. Pour John Frame, la philosophie est une activité de l'esprit qui cherche, avec rigueur et discipline, « à articuler et à défendre une vision du monde », c'est-à-dire « une conception générale de l'univers<ref>John M. FRAME, ''A History of Western Philosophy and Theology'', Phillipsburg, New Jersey, P&amp;R Publishing, 2005, notre traduction.
 +
</ref> ». Les philosophes ont donc une tâche particulièrement difficile qui est nécessairement religieuse, que cette religion soit chrétienne ou laïque. Bien que cette expression de religion laïque puisse sembler paradoxale, force nous est de reconnaître que toute philosophie s’appuie sur des axiomes premiers qu’il n'est dès lors plus possible de fonder. C’est ainsi que se découvre le caractère religieux de la philosophie, en ce qu’elle se base sur un principe qui ne peut être saisi que par la faculté de croire, que ce principe soit Jésus-Christ (christianisme), l’homme (humanisme), la raison (rationalisme), les idées (platonisme), le Sujet transcendantal (criticisme) ou l’expérience (empirisme). La tâche du philosophe est d’en déduire les tenants et aboutissants plus ou moins systématiquement. Autrement dit, la philosophie « consiste alors à formuler et à évaluer des visions du monde »<ref>''Ibid.'', p. 99, notre traduction.
 +
</ref>. Pour ce faire, les philosophes développent leur vision du monde en se servant de la logique, de l’esthétique, et de l'ontologie, etc. L’une des tâches principales des philosophes étant de clarifier les concepts qu’ils utilisent. Pour les philosophes chrétiens, la philosophie participe à la traduction de la vision du monde chrétienne dans les termes de nos contemporains. Nous pouvons aussi considérer que la philosophie chrétienne est, en particulier, cette partie de la formulation et de la défense de la vision chrétienne du monde qui a pour objectif d’entrer en dialogue avec les autres visions du monde ou, du moins, d’en préparer le terrain. « On peut donc dire que la théologie chrétienne est une philosophie chrétienne, ou une philosophie avec une vision chrétienne du monde<ref>''Ibid.'', p. 101.
 +
</ref> ».
  
[[René Descartes|Descartes, René]], [[Pensée contemporaine]]
+
<div style='text-align: right;'>Pierre-Luc VERVILLE</div>
  
 
== Notes et références ==
 
== Notes et références ==
Ligne 65 : Ligne 114 :
 
== Bibliographie ==
 
== Bibliographie ==
  
* ARISTOTE, ''Éthique à Nicomaque'', trad. française de J. Tricot, Paris, Vrin, 1959.
+
* ALAIN, ''Éléments de philosophie'', Paris, Gallimard, 1991.
 +
 
 +
* ARISTOTE, ''Physique''.
 +
 
 +
* ALQUIÉ, Ferdinand, dans ''Encyclopédie universalis'', tome 10, 1971.
 +
 
 +
* ALQUIÉ, Ferdinand, « Descartes », dans Maurice MERLEAU-PONTY, sous dir., ''Les philosophes célèbres'', Paris, Lucien Mazenod, 1956.
  
* AUGUSTIN, Saint, ''Confessions'', trad. du latin par Robert Arnauld d'Andilly, édition de Philippe Sellier, traduction établie par Odette Barenne, Paris, Gallimard, 1995.
+
* BOURKE, Vernon, ''Histoire de la morale'', trad. de J. Mignon, Paris, Cerf, 1970.
  
* BACON, François, ''Œuvres de François Bacon'', 2 volumes, Paris, Charpentier, 1799-1802.
+
* BRÉHIER, Émile, ''Histoire de la philosophie'', tome 1, Paris, PUF, 1967.
  
* D’AQUIN, Thomas, ''Somme théologique'', 4 t., Cerf, Paris, 1984-1986.
+
* CAUQUELIN, Anne, ''Les théories de l’art'', 4<sup>e</sup> éd., Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je », 2013.
  
* DARWIN, Charles, ''L’origine des espèces'', traduction de Edmond Barbier, Paris, Flammarion, 1999.
+
* CHAUVINEAU, Jean, ''La logique moderne'', 6<sup>e</sup> éd., PUF, coll. « Que sais-je », 1974, p. 5.
  
 
* DESCARTES, René, ''Discours de la méthode'', introduction et notes de Étienne Gilson, Paris, Vrin, 1989.
 
* DESCARTES, René, ''Discours de la méthode'', introduction et notes de Étienne Gilson, Paris, Vrin, 1989.
  
* DESCARTES, René, ''Œuvres et lettres'', édition d’André Bridoux, Paris, Gallimard, 1937.
+
* DJABALLAH, Amar, ''Éthique chrétienne'', Faculté de théologie évangélique, Montréal, 2022.
 +
 
 +
* FRAME, John M., ''The Doctrine of God'', A theology of lordship, Phillipsburg, N.J, P&amp;R Pub, 2002.
 +
 
 +
* FRAME, John M., A History of Western Philosophy and Theology, Phillipsburg, New Jersey, P&R Publishing, 2005
 +
 
 +
* JAEGER, Lydia, ''Ce que les cieux racontent. La science à la lumière de la création'', Charols, Excelsis ; Nogent-sur-Marne, Éditions de l’Institut Biblique, préface de Cyrille Michon, Coll. « La Foi en Dialogue », 2008.
  
* FRAME, John, ''A History of Western Philosophy and Theology,  Phillipsburg, P & R Publishing, 2005.
+
* HEIDEGGER, Martin, ''Être et Temps''.
  
* FREUD, Sigmund, ''Cinq leçons sur la psychanalyse'', Payot, 2001.
+
* GILSON, Étienne, ''L’esprit de la philosophie médiévale: Gifford Lectures ; Univ. d’Aberdeen, (1931)'', 2. éd., revue, 6. tirage., Études de philosophie médiévale 33, Paris, Vrin, 1998.
  
* FREUD, Sigmund, ''Le rêve et son interprétation'', Gallimard, 1969
+
* LAGNEAU, Jules, ''Célèbres leçons et fragments'', Paris, PUF, 1964.
  
* KANT, Emmanuel, ''Critique de la faculté de juger'' suivi d’''Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique'' et de ''Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ?'', Paris, Gallimard, 1989.
+
* LIBERA, Alain de, ''La philosophie médiévale'', Paris, PUF, coll. « Quadrige Manuels », 2014.
  
* HEGEL, G. W. F., ''La raison dans l’histoire'', Paris, Hatier, 2000.
+
* MARCEL, Pierre, ''La philosophie chrétienne de Herman Dooyeweerd'', vol. 1, ''Le criticisme transcendantal de la pensée théorique'', Aix-en-Provance, Kérygma, 2016.
  
* LIPOVETSKY, Gilles, ''L’Empire de l’éphémère : la mode et son destin dans les sociétés modernes'', Paris, Gallimard, 1987.
+
* MEYNARD, Léon, ''Métaphysique'', 1959.
  
* LUTHER, Martin, ''Œuvres'', tome I, Paris, Gallimard, 1999.
+
* PIOTTE, Jean-Marc, ''Les grands penseurs du monde occidental. L’éthique et la politique de Platon à nos jours'', 3e éd., Anjou, Fides, 2005.
  
* MARX, Karl, ''Le capitale'', Tomes I, II, III, Paris, Éditions sociales, 1976.
+
* PLATON, ''Timée''.
  
* MONOD, Jacques, ''Le Hasard et la Nécessité'', Paris, Seuil, 1970.
+
* RIŒUR, Paul, « Ontologie », dans ''Encyclopédie universalis'', p. 5 611.
  
* NIETZSCHE, Friedrich, ''Crépuscule des idoles'', Paris, Gallimard, 1977.  
+
* RUSS, Jacqueline et LEGUIL, Clotilde, ''La pensée éthique contemporaine'', 4<sup>e</sup> éd., Paris, PUF, « Que sais-je ».
  
* PLATON, ''La République'', introduction, traduction et notes de Georges Leroux, Paris, Flammarion, 2002.
+
* SARTRE, Jean-Paul, ''L’Être et le Néant'', Paris, Gallimard, 1943.  
 +
 
 +
== Voir aussi ==
  
* RICŒUR, Paul, ''De l’interprétation'', Paris, Seuil, 1965.
+
[[Agnosticisme]], [[Aristote]], [[Athéisme]], [[Greg Bahnsen|Bahnsen (Greg)]], [[René Descartes|Descartes (René)]], [[Désenchantement du monde]], [[Herman Dooyeweerd|Dooyeweerd (Herman)]], [[Esthétique]], [[Éthique]], [[Féminisme]], [[Georg Wilhelm Friedrich Hegel|Hegel (Georg Wilhelm Friedrich)]], [[Humanisme]], [[Hypermodernité]], [[Pensée contemporaine]], [[Philosophie antique]], [[Rosset (Clément)]], [[Téléologie]], [[Vérité]]

Version actuelle datée du 7 février 2023 à 12:52

La philosophie est une activité de recherche de sagesse (étymologiquement, le mot signifie « amour de la sagesse »), tantôt à travers la conceptualisation critique, raisonnée et unifiée du monde tantôt par sa mise en question ontologique. Sagesse peut se comprend au sens de connaissance perspicace[1] ou de capacité d'intellection[2]. Le mot philosophie désigne enfin les discours qui systématisent ou concrétisent cette activité.

Tandis que pour Lalande l'activité philosophique a nécessairement une finalité logique, pour Gilles Deleuze, elle est un acte de conception, c'est-à-dire créatrice de concepts. Nous soutenons, pour notre part, avec Herman Dooyeweerd, comme l'a synthétisé Pierre Marcel, que « la pensée philosophique est une pensée théorique appliquée à la totalité de sens de notre cosmos.[3] » Si les philosophies « naturelles », c’est-à-dire celles qui ne bénéficient point de la Révélation, tendent dans leur recherche d’une compréhension générale de l’univers à sortir de ses limites, nous pensons que le discours de la philosophie ne doit pas envahir celui de la théologie. Au contraire, c'est à la philosophie de s’articuler à ce que disent les Écritures, car la raison n’est pleinement effective que dans la foi : « il faut croire pour comprendre », pour reprendre la formule de de Saint Augustin. Cela dit, la grâce commune brille aussi dans la philosophie en général.

Dans les lignes qui suivent, nous tenterons de circonscrire le domaine philosophique. Nous commencerons par un bref historique de la philosophie où nous identifierons les philosophes les plus illustres, car « la vraie méthode pour former la notion de philosophie, nous dit Alain, c'est de penser qu'il y eut des philosophes[4] ». Nous présenterons ensuite les disciplines traditionnelles de la philosophie. Enfin, nous ferons quelques remarques à caractère épistémologique et apologétique.

Historique

La philosophie antique

La philosophie antique naît au VIIe siècle av. J.-C. dans la culture grecque, qui est alors plus que dominante. Durant cette période émerge la conscience de ce que l’univers est organisé. C’est pourquoi on s'évertue à connaître l’ensemble du cosmos - le terme cosmétique a la même racine (cosmos renvoie à ce qui est beau, ordonné) - comme en témoigne les nombreuses cosmologies, avec un regard de plus en plus démythologisant, en cherchant à remplacer la mythologie traditionnelle par une explication raisonnée. Cela dit, les philosophes anciens étaient orientés vers la pratique.

Les présocratiques, dont nous ne connaissons que peu de choses par manque de traces, cherchent à comprendre le monde selon un principe élémentaire unique : l’eau (Thales), l’air (Anaximène), le feu (Héraclite) et la terre. Empédocle cherche à unifier ces éléments primordiaux.

Socrate (469-399 av. J.-C.) se fait connaître de ses contemporains en déployant avec rigueur une méthode dialectique qui consiste à faire entrer en dialogue des points de vue opposés. Pour lui, la vie n’a de raison d’être qu’au service du bien, de sorte que seule une vie de questionnements, nous permettant de distinguer le bien du mal, est digne d’être vécue. Socrate mourra de ce que, aux yeux de ses concitoyens, qui le pensaient sophiste, il ne respectait pas suffisamment les dieux et voulait corrompre la jeunesse[5].

La mort de Socrate émut son disciple Platon (vers 427-347 av. J.-C.), qui fonda une école philosophique à Athènes, l’Académie, vers 385 av. J.-C. Tandis que son maître n’avait pas écrit, Platon laissa plusieurs ouvrages, dont l’Apologie de Socrate et La République. Dans ce dernier, il en arrive à la conclusion qu’il existe un monde des Idées distinct du monde matériel. Selon cette théorie des Formes, les choses de notre monde sont les versions imparfaites de leur Forme idéale dans le monde des Idées. Nous pouvons connaître ces Idées parce que, étant composés d’un corps et d’une âme, nous en avons intérieurement une connaissance innée. Ainsi, Platon ne cherche pas à faire entrer la vérité dans les hommes. Au contraire, il considère que les hommes, qui la possèdent déjà, n’ont qu’à la retrouver. La tâche du philosophe consiste alors à la faire sortir d’eux : c’est la maïeutique ou l’accouchement des idées.

Aristote (384-322 av. J.-C.), fondateur du Lycée et disciple de Platon, pense, contrairement à son maître, que nous ne pouvons retrouver les idées des choses qu’en partant de leurs manifestations dans le monde matériel, car chacune de ces manifestations possède sa propre forme essentielle. La chevalité, par exemple, appartient à chaque cheval et est commune à tous les chevaux. Ainsi, il ne faut pas chercher cette idée dans le monde des Formes, mais dans les instances concrètes du monde sensible.

La philosophie médiévale

Durant le Moyen Âge, le christianisme influence considérablement la philosophie, à tel point que l’un de ses grands spécialistes, Étienne Gilson, la dit essentiellement chrétienne[6]. Si Paul avait disqualifié la philosophie dans sa prétention à accéder à la vérité, car elle n’arrivait pas à comprendre l’oeuvre de Dieu en Jésus-Christ puisqu’elle partait des « éléments du monde », la philosophie sera autorisé dans le cadre de la foi par les Pères apologistes comme servante de la théologie, surtout pour le dialogue avec les païens, voire plus souvent la condamnation de ceux-ci comme hérétiques. Les Pères apologistes feront d’ailleurs un grand travail de traduction des vérités de l’Évangile en langage philosophique. Pour Saint Augustin (354-430), il faut croire pour comprendre. La foi et la raison ne sont pas opposées, mais complémentaires. Dieu n’est pas l'origine du mal, étant donné que les êtres humains ont été créés libres de choisir entre le bien et le mal. Comme Saint Augustin, Saint Anselme (1033-1109) défend un ordre de pensée dans lequel prime la foi. « L’équilibre entre la foi et la raison suppose que l’homme accepte de l’autorité (l’Église et les Écritures) les dogmes de la foi, auxquelles la raison ne peut conduire[7] ». La raison ne fonctionne à pleine capacité que dans cet ordre : « quand la foi est donnée, l’amour nous pousse à la raisonner, nous obtenons ainsi une certaine “intelligence” du dogme[8] ». Toutefois, la philosophie chrétienne sera sournoisement mélangée à la philosophie grecque, notamment au néo-platonisme, par Saint Augustin, puis à l'aristotélisme par Thomas D'Aquin. Le bas blesse d’abord lorsque le premier dévalue le monde physique, comme s’il était la source du mal, ce qui relève plus d’une conception platonicienne que de la doctrine de la création. On connaît l’ascétisme auquel l’évêque d’Hippone s’est ainsi assujetti. La redécouverte d'Aristote par Thomas D’Aquin (1225-1274) et les scolastiques produisit aussi un vif syncrétisme. Pour Thomas D’Aquin, l’homme naturel n’est pas atteint par le péché dans toutes ses dimensions, ce qui permet de pleinement réhabiliter la raison naturelle et, surtout, de suivre Aristote, tout en le ré-interprétant avec les lunettes de la scolastique[9].

La philosophie moderne

La philosophie moderne, encouragée par les avancées scientifiques, s'édifie sur une remise en question de la tradition, à partir de l’idée que celle-ci n’est pas la seule source de connaissance. Elle s’engage alors pleinement sur la voie réouverte par Thomas D’Aquin à la raison naturelle, condition du rationalisme cartésien. René Descartes (1596-1650) est, pour plusieurs, le père de la philosophie moderne[10]. Dans son Discours de la méthode, il se prévaut d’avoir fait table rase de son propre héritage académique, de la connaissance reçue, au profit d'une nouvelle façon de penser désormais fondée sur la raison autonome[11]. Comment la raison a-t-elle pu s’imposer à lui, alors même qu’il cherchait à reconstruire le savoir sur une vérité systématiquement et apodictiquement établie ? Parce que même si un malin génie m’induit en erreur sur toutes choses, explique Descartes, il faut préalablement que je pense. Et si je pense, c’est que je suis. Ce raisonnement jetait l’une des bases sur lesquelles Descartes allait construire le reste de son édifice philosophique dans lequel toute nouvelle idée se devait d’être « certaine ». La méthode de Descartes consistera en un ensemble de règles critiques et heuristiques à suivre pour éviter l’erreur et pour atteindre de véritables connaissances. Par exemple, il ne faut jamais préjuger de la véracité d’une chose, à moins d’en être persuadé par l’évidence. Les difficultés rencontrées doivent être divisées et examinées isolément pour mieux être résolues[12]. On partira aussi du simple au complexe, et s’assurera d’avoir tout dénombré. « Toute connaissance vraie suppose, selon Descartes, deux opérations fondamentales : l’intuition, qui nous présente les termes, la déduction, qui les lie selon l’ordre, et permet de s’élever, comme par degrés, et sans quitter l’évidence intellectuelle, du simple au complexe[13] ».

Plusieurs penseurs des Lumières poursuivent dans cette direction, avec une grande confiance en la Raison universelle. D’autres préfèrent l’empirisme, dont la version la plus sceptique est celle de David Hume (1711-1776), qui va jusqu’à dire que rien ne peut nous garantir l’issue d’une expérience connue, même lorsqu’elle est aussi communément admise que celle l'ébullition de l’eau à 100 oC : n’est-ce pas par présupposition que nous croyons qu’elle se reproduira à la prochaine occurrence ?

Emmanuel Kant (1724-1804) opère une véritable révolution copernicienne de la pensée en recourant à la fonction critique de la raison. « Kant lutte à la fois contre les rationalistes qui, dans la foulée de Descartes, déduisent toute la réalité d’idées claires et distinctes, et contre les empiristes qui, tel Hume, réduisent la connaissance aux sensations[14] ». Pour utiliser le vocabulaire kantien, les rationalistes rapportent tout à l’entendement, les empiristes tout à la sensibilité. En réponse à ce qui lui semble un grave problème épistémologique, Kant va systématiser le processus de connaissance à travers la synthèse des deux : il dira que notre expérience du monde passe et par l’appréhension sensible et par l’appréhension intuitive. « Chez Kant, des catégories a priori de l’entendement, dont l’espace et le temps, organisent ce que nous percevons par les sens, les intuitions sensibles, et permettent ainsi une connaissance scientifique de l’univers tel qu’il nous apparaît, l’univers des phénomènes, qu’il faut distinguer de l’univers nouménal, des choses en soi, qui nous demeure inconnaissable[15] ». Autrement dit, pour qu’il y ait connaissance, des concepts premiers, indépendants de l'expérience sensible et logiquement antérieures à elle, sont nécessaires. Par delà-là ces catégories, qui conditionnent la connaissance et s’appliquent aux données de l’intuition, tout n’est que spéculation. On voit donc que ce criticisme sépare, par un abîme infranchissable, le monde des phénomènes de celui des noumènes. Tout ce qui relève des croyances, de la Révélation, de la foi est relégué au rang de non-savoir.

La philosophie contemporaine

Suite à la révolution kantienne et aux travaux scientifiques du XIXe siècle, en particulier dans le domaine des mathématiques avec la découverte des géométries non euclidiennes, la philosophie occidentale est ébranlée par une crise de l'intuition, car celle-ci n’est plus en mesure de rendre compte des axiomes mathématiques, et ainsi des évidences innées. Deux grands courants se dessinent qui ont en commun d’être initiés par deux élèves de Franz Brentano (1838-1917) : la philosophie analytique, avec pour chef de file Gottlob Frege (1848-1925) ; et la philosophie continentale, inaugurée par la phénoménologie d’Edmund Husserl (1859-1938).

Branches

Traditionnellement, on divise la philosophie selon les branches suivantes : l’esthétique, l’éthique, la logique, la métaphysique, la morale, l’ontologie et la téléologie. Nous passerons en revue ces huit disciplines philosophiques pour en saisir les spécificités.

L’esthétique

L’esthétique est l'étude du beau et de l’art. C’est Baumgarten (1714-1762) qui en invente le terme au XVIIIe siècle. À cette époque, l’esthétique devient une discipline indépendante qui cherche à définir la beauté et la sensibilité artistique. Mais on en retrouve déjà les linéaments chez Platon et Aristote. Pour le premier, le beau est inséparable du bien et du vrai. Son discours est plutôt péjoratif à l’égard des arts, car ceux-ci, en tant que copie de copie, sont doublement éloignés du beau, et donc aussi loin du vrai et du bien. Par son ambiguïté et à force de réinterprétations, cette vision négative de l’art a toutefois contribué à créer un milieu discursif dans lequel les œuvres d’art sont légitimées dès lors qu’elles manifestent l’idéal du beau[16]. Plus normative, la théorie d’Aristote construit, quant à elle, un paradigme artistique dans lequel chaque agent a son rôle : « l’artiste et sa liberté vis-à-vis de la réalité des faits, le public et ses attentes, la doxa qui contraint la fiction à respecter le vraisemblable, le vraisemblable lui-même et les moyens de son exercice, enfin la finalité de la mimésis qui est le plaisir, ou achèvement de l’œuvre dans la jouissance esthétique »[17].

L’éthique

L’éthique pose la question du bien et du mal. Elle cherche les principes à partir desquels peuvent être établies des règles de vie. Tandis que la deuxième partie de cette tâche intéresse aussi la morale, du moins en ce qui a trait aux conditions de la mise en pratique de la bonne vie, la première partie consiste en la recherche de ce par quoi nos devoirs sont déterminés. Pour certains, c’est en prenant en compte les effets de nos actes que nous pouvons y parvenir. Pour d’autres, comme Emmanuel Lévinas, il faut revenir aux sources juives de l’éthique, afin de redécouvrir ce qui la fonde : ce qui me dépasse, l’Autre. L’éthique désigne donc, pour Lévinas, « le non-synthétisable par excellence, une expérience irréductible se donnant, non point dans la synthèse, mais dans le face-à-face des humains : tout simplement une rencontre de l’Autre, une saisie, devant le visage, de ma responsabilité »[18].

La logique

La logique est l’étude des normes de vérité du raisonnement. Depuis l’Antiquité, les philosophes s’y exerce lorsqu’ils s’efforcent de « découvrir et formuler les lois de la pensée claire[19] ». Il faut toutefois attendre les travaux de Frege pour que la logique devienne une discipline indépendante. Lorsque les philosophes prennent conscience de la grande ambiguïté des termes qu’ils utilisaient, ils sont amenés à réfléchir au langage. « Aussi la logique en est-elle venue à se créer un langage symbolique, destiné avant tout à la mettre en garde contre l’illusion dangereuse - et souvent pressante - d’une corrélation étroite entre l’ordre logique et l’ordre grammatical »[20]. Au XIXe siècle, Auguste de Morgan et George Boole créent un véritable langage algébrique pour les opérations logiques. Dans The Laws of Thought, Boole s’était donné pour objectifs d’étudier « les lois fondamentales des opérations de l'esprit par lesquelles s'effectue le raisonnement » et « de les exprimer dans le langage symbolique d'un calcul ». À travers ces objectifs, on voit s’esquisser le programme de ce qui, avec les apports de David Hilbert et de Bertrand Russell, deviendra la logique moderne.

La métaphysique

La métaphysique est l’étude de ce qui est au-delà du monde physique. Elle intervient sous forme de recherches sur les principes premiers du monde. Pour Platon et les platoniciens, la philosophie « est vraiment une métaphysique, un mouvement au-delà, un effort, non pour saisir des réalités qui expliquent, bien qu'analogues, celles de la nature, mais pour comprendre d'un point de vue supérieur, la loi même (...) en vertu de laquelle l'esprit pose spontanément les unes et les autres[21]. » La métaphysique d’Aristote est plus proche de ce que l’on appelle l’ontologie. Il pose la question de l’essence de tel ou tel être[22]. Quant à celle de René Descartes, son originalité se trouve « en ce que, loin d'être connaissance théorique et purement intellectuelle, elle est méditation et réflexion vécue[23]. » La métaphysique de Kant est, bien sûr, une métaphysique critique. Notons enfin que la métaphysique et l’ontologie se confondent chez plusieurs philosophes : « Au sens strict, la métaphysique c'est l'ontologie, c'est-à-dire l'étude de l'être dans ses propriétés générales et dans ce qu'il peut avoir d'absolu ; c'est l'étude de ce que sont les choses en elles-mêmes, dans leur nature intime et profonde, par opposition à la seule considération de leurs apparences ou de leurs attributs séparés[24]. »

La morale

Bien que souvent synonyme d’éthique, il arrive que la morale s’en distingue comme discipline philosophique en ce qu’elle s’intéresse à l’administration du bien agir fondée sur le fruit des réflexions de l’éthique elle-même, c’est-à-dire à partir des réflexions fondamentales sur ce qui doit être. Les recherches morales partent alors de ce qui doit être pour arriver à ce qui doit être fait. On parle aussi de la morale pour désigner les théories des règles de conduite. Comme le fait remarquer Vernon Bourke dans son Histoire de la morale, cette discipline philosophique est inaugurée par le maître de Platon. « En dépit du fait qu'il n'a laissé aucune œuvre écrite, ni donné aucun enseignement formel, Socrate peut être considéré comme le fondateur des études morales[25]. »

L’ontologie

L’ontologie est l’étude de l’être ou bien des propriétés les plus générales de celle-ci comme l’existence et le devenir. Avant Kant, l’ontologie est plus ou moins synonyme de métaphysique. Heidegger fait porter sa réflexion sur l’ontologie. Dans sa critique de l’ontologie, que Kant nomme encore métaphysique, Kant fait « la démonstration vivante que la question de l’être renaît des cendres mêmes de la métaphysique : la “chose en soi” reste le fondement du “phénomène” et toute la philosophie pratique est une tentative pour déterminer la notion d’être à partir de la liberté[26]. » Même lorsque physique et métaphysique ne sont plus connectées, l’ontologie s’impose. Riœur exprime ainsi la persistance des questions qui auparavant relevaient de la métaphysique même lorsque celle-ci est critiquée : « la question de l’être, pour la science, c’est la question de savoir ce qui, pour elle, est tenu pour réel, au sens de non conventionnel, non produit par l’activité théorique et pratique du savant[27]. » L’ontologie s’imposera aussi sans la métaphysique, lorsque que les questions de l’être se poseront chez les phénoménologues athées. Martin Heidegger fondera son ontologie sur l’analyse du Dasein[28]. Sur les traces de Heidegger, Jean Paul-Sartre développera une ontologie sans essence[29].

La téléologie

La téléologie est l’étude des fins. Chez Platon, elle est extrinsèque et est liée à la fin de la nature. Dans le Timée, on retrouve le récit téléologique suivant : « L’intelligence prit le dessus sur la nécessité, en la persuadant de produire la plupart des choses de la manière la plus parfaite ; la nécessité céda aux sages conseils de l'intelligence ; et c'est ainsi que cet univers fut constitué dans le principe[30]. » Chez Aristote, la téléologie est naturelle. Dans sa Métaphysique il fait la distinction entre quatre cause : la cause matérielle, la cause formelle, la cause efficiente et la cause finale. À propos de la nature, il dit : « il serait absurde, de croire que les choses se produisent sans but, parce qu'on ne verrait pas le moteur délibérer son action[31]. » Chez Darwin, la téléologie est complètement rejetée, au profit d’une cause efficiente.

Remarques

Foi et philosophie

Avant le XIIe siècle, la philosophie n’était pas strictement dissociée de la théologie, comme c’est souvent le cas aujourd’hui. Bien qu’en quelques occasions la confusion entre les deux soit inévitable, notamment dans le dialogue entre éthique théologique et éthique philosophique, il nous semble nécessaire de maintenir une distinction. « Ce serait confondre discours théologique et philosophique que d’attendre qu’une vision religieuse du monde livre une théorie philosophique complète[32] », explique Lydia Jaeger. La philosophie ne devrait jamais être strictement autonome, mais son expertise propre est possible et même souhaitable. La philosophie, dont la fin ultime est la gloire de Dieu, doit s’exercer dans les limites d’une foi qui illumine l’entendement à la lumière de la Révélation. La raison elle-même n’opère correctement que lorsqu’elle est dans la foi. Pour John Frame, la philosophie est une activité de l'esprit qui cherche, avec rigueur et discipline, « à articuler et à défendre une vision du monde », c'est-à-dire « une conception générale de l'univers[33] ». Les philosophes ont donc une tâche particulièrement difficile qui est nécessairement religieuse, que cette religion soit chrétienne ou laïque. Bien que cette expression de religion laïque puisse sembler paradoxale, force nous est de reconnaître que toute philosophie s’appuie sur des axiomes premiers qu’il n'est dès lors plus possible de fonder. C’est ainsi que se découvre le caractère religieux de la philosophie, en ce qu’elle se base sur un principe qui ne peut être saisi que par la faculté de croire, que ce principe soit Jésus-Christ (christianisme), l’homme (humanisme), la raison (rationalisme), les idées (platonisme), le Sujet transcendantal (criticisme) ou l’expérience (empirisme). La tâche du philosophe est d’en déduire les tenants et aboutissants plus ou moins systématiquement. Autrement dit, la philosophie « consiste alors à formuler et à évaluer des visions du monde »[34]. Pour ce faire, les philosophes développent leur vision du monde en se servant de la logique, de l’esthétique, et de l'ontologie, etc. L’une des tâches principales des philosophes étant de clarifier les concepts qu’ils utilisent. Pour les philosophes chrétiens, la philosophie participe à la traduction de la vision du monde chrétienne dans les termes de nos contemporains. Nous pouvons aussi considérer que la philosophie chrétienne est, en particulier, cette partie de la formulation et de la défense de la vision chrétienne du monde qui a pour objectif d’entrer en dialogue avec les autres visions du monde ou, du moins, d’en préparer le terrain. « On peut donc dire que la théologie chrétienne est une philosophie chrétienne, ou une philosophie avec une vision chrétienne du monde[35] ».

Pierre-Luc VERVILLE

Notes et références

  1. John M. FRAME, The Doctrine of God, A theology of lordship, Phillipsburg, N.J, P&R Pub, 2002, p. 505.
  2. DJABALLAH, Amar, Éthique chrétienne, Faculté de théologie évangélique, Montréal, 2022.
  3. Pierre MARCEL, La philosophie chrétienne de Herman Dooyeweerd, vol. 1, Le criticisme transcendantal de la pensée théorique, Aix-en-Provance, Kérygma, 2016, p. 18.
  4. ALAIN, Éléments de philosophie, Paris, Gallimard.
  5. PLATON, Apologie de Socrate.
  6. Étienne GILSON, L’esprit de la philosophie médiévale: Gifford Lectures;Univ. d’Aberdeen; (1931), 2. éd., revue, 6. tirage., Études de philosophie médiévale 33, Paris, Vrin, 1998.
  7. Pierre DUCASSÉ, Les grandes philosophies, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je », 1969, p. 44.
  8. DUCASSÉ, p. 44.
  9. Olivier LACOMBE, « Saint Thomas », in Maurice MERLEAU-PONTY, sous dir., Les philosophes célèbres, Paris, Lucien Mazenod, 1956, p. 115. Voir aussi Francis SCHAEFFER, La démission de la raison.
  10. Pour Étienne Gilson, toutefois, c’est Thomas D’Aquin qui est le premier philosophe moderne, car il est le premier à ne pas faire reposer sa réflexion sur les dogmes : Étienne GILSON, Études de philosophie médiévale, p. VI.
  11. René DESCARTES, Discours de la méthode, introduction et notes de Étienne Gilson, Paris, Vrin, 1989.
  12. Ibid.
  13. Ferdinand ALQUIÉ, « Descartes », in Maurice MERLEAU-PONTY, sous dir., Les philosophes célèbres, Paris, Lucien Mazenod, 1956, p. 148.
  14. Jean-Marc PIOTTE, Les grands penseurs du monde occidental. L’éthique et la politique de Platon à nos jours, 3e éd., Anjou, Fides, 2005, p. 332.
  15. PIOTTE, p. 332-333.
  16. Anne CAUQUELIN, Les théories de l’art, 4e éd., Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je », 2013, p. 19.
  17. Ibid., p. 48-49.
  18. Jacqueline RUSS et Clotilde LEGUIL, La pensée éthique contemporaine, 4e éd., Paris, PUF, « Que sais-je ».
  19. Jean CHAUVINEAU, La logique moderne, 6e éd., PUF, coll. « Que sais-je », 1974, p. 5.
  20. Ibid.
  21. Jules LAGNEAU, Célèbres leçons et fragments, Paris, PUF, 1964, p. 92.
  22. Émile BRÉHIER, Histoire de la philosophie, tome 1, Paris, PUF, 1967, p. 166
  23. Ferdinand ALQUIÉ dans Encyclopédie universalis, tome 10, 1971, p. 986.
  24. Léon MEYNARD, Métaphysique, 1959, p.15.
  25. Vernon BOURKE, Histoire de la morale, trad. de J. Mignon, Paris, Cerf, 1970, p. 18.
  26. Paul RIŒUR, « Ontologie », dans Encyclopédie universalis, Dictionnaire de philosophie, p. 5 611.
  27. Ibid., p. 5 612.
  28. Martin HEIDEGGER, Être et Temps.
  29. Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant.
  30. PLATON, Timée, 48 a.
  31. ARISTOTE, Physique, II, 8, 199 b 27-9.
  32. Lydia JAEGER, Ce que les cieux racontent. La science à la lumière de la création, Charols, Excelsis ; Nogent-sur-Marne, Éditions de l’Institut Biblique, préface de Cyrille Michon, Coll. « La Foi en Dialogue », 2008.
  33. John M. FRAME, A History of Western Philosophy and Theology, Phillipsburg, New Jersey, P&R Publishing, 2005, notre traduction.
  34. Ibid., p. 99, notre traduction.
  35. Ibid., p. 101.

Bibliographie

  • ALAIN, Éléments de philosophie, Paris, Gallimard, 1991.
  • ARISTOTE, Physique.
  • ALQUIÉ, Ferdinand, dans Encyclopédie universalis, tome 10, 1971.
  • ALQUIÉ, Ferdinand, « Descartes », dans Maurice MERLEAU-PONTY, sous dir., Les philosophes célèbres, Paris, Lucien Mazenod, 1956.
  • BOURKE, Vernon, Histoire de la morale, trad. de J. Mignon, Paris, Cerf, 1970.
  • BRÉHIER, Émile, Histoire de la philosophie, tome 1, Paris, PUF, 1967.
  • CAUQUELIN, Anne, Les théories de l’art, 4e éd., Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je », 2013.
  • CHAUVINEAU, Jean, La logique moderne, 6e éd., PUF, coll. « Que sais-je », 1974, p. 5.
  • DESCARTES, René, Discours de la méthode, introduction et notes de Étienne Gilson, Paris, Vrin, 1989.
  • DJABALLAH, Amar, Éthique chrétienne, Faculté de théologie évangélique, Montréal, 2022.
  • FRAME, John M., The Doctrine of God, A theology of lordship, Phillipsburg, N.J, P&R Pub, 2002.
  • FRAME, John M., A History of Western Philosophy and Theology, Phillipsburg, New Jersey, P&R Publishing, 2005
  • JAEGER, Lydia, Ce que les cieux racontent. La science à la lumière de la création, Charols, Excelsis ; Nogent-sur-Marne, Éditions de l’Institut Biblique, préface de Cyrille Michon, Coll. « La Foi en Dialogue », 2008.
  • HEIDEGGER, Martin, Être et Temps.
  • GILSON, Étienne, L’esprit de la philosophie médiévale: Gifford Lectures ; Univ. d’Aberdeen, (1931), 2. éd., revue, 6. tirage., Études de philosophie médiévale 33, Paris, Vrin, 1998.
  • LAGNEAU, Jules, Célèbres leçons et fragments, Paris, PUF, 1964.
  • LIBERA, Alain de, La philosophie médiévale, Paris, PUF, coll. « Quadrige Manuels », 2014.
  • MARCEL, Pierre, La philosophie chrétienne de Herman Dooyeweerd, vol. 1, Le criticisme transcendantal de la pensée théorique, Aix-en-Provance, Kérygma, 2016.
  • MEYNARD, Léon, Métaphysique, 1959.
  • PIOTTE, Jean-Marc, Les grands penseurs du monde occidental. L’éthique et la politique de Platon à nos jours, 3e éd., Anjou, Fides, 2005.
  • PLATON, Timée.
  • RIŒUR, Paul, « Ontologie », dans Encyclopédie universalis, p. 5 611.
  • RUSS, Jacqueline et LEGUIL, Clotilde, La pensée éthique contemporaine, 4e éd., Paris, PUF, « Que sais-je ».
  • SARTRE, Jean-Paul, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943.

Voir aussi

Agnosticisme, Aristote, Athéisme, Bahnsen (Greg), Descartes (René), Désenchantement du monde, Dooyeweerd (Herman), Esthétique, Éthique, Féminisme, Hegel (Georg Wilhelm Friedrich), Humanisme, Hypermodernité, Pensée contemporaine, Philosophie antique, Rosset (Clément), Téléologie, Vérité