Mission de la Grande Ligne

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L’établissement du protestantisme dans le Canada français du XIXe siècle coïncide avec la mission de la Grande Ligne, qui donnera naissance à l’Union des églises baptistes francophones du Canada (UEBFC). Nous retraçons ici les faits saillants de cette oeuvre initiée par quelques missionnaires suisses, que poursuivra fructueusement Henriette Feller.

Prémices à Montréal

En 1834, Henri Olivier, ministre d’une église indépendante à Lausanne, partit avec son épouse et deux étudiants, Daniel Gavin et Samuel Dentan, pour un ministère d’évangélisation des païens en Amérique, sous l’égide de la Société des missions évangéliques de Lausanne[1]. Toutefois, une fois rendu à New York, plutôt que de poursuivre son projet initial, il décida de se rendre à Montréal et d'y exercer un ministère dans cette ville, sous l’influence de ministres montréalais[24]. Ce choix, contraire aux désirs du comité de Lausanne, l’amena à rompre ses liens officiels avec la Société. Malgré cette séparation, il continua d’envoyer et de recevoir de la correspondance de Lausanne. Dans le cadre de son ministère montréalais, il prêcha et enseigna à plusieurs endroits, mais subi constamment l’opposition du clergé catholique romain. Il visita plusieurs villes où il apprenait que des gens lisaient le Nouveau Testament. En avril 1835, Gavin et Dentan décidèrent de se séparer des Olivier afin de poursuivre leur mission initiale consacrée à évangélisation des Sioux et ainsi rester en ligne avec les désirs du comité de Lausanne. Après seulement trois conversions en 15 mois de frustration dans leur ministère, les Olivier accueillirent Henriette Feller et Louis Roussy et quittèrent le pays en 1836. Malgré le peu de fruit de leur ministère à Montréal, Jason Zuidema relève trois contributions[25] d’Olivier à la mission, soit le début de l’œuvre chez les Sioux, l’établissement d’un réseau d’église américaine pour soutenir l’œuvre française en Amérique et d’être le point de contact à Lausanne pour la mission franco-canadienne.

L’engagement d’Henriette Feller

Henriette Odin, née en 1800, a vécu à Lausanne dès l’âge de 3 ans. Elle avait donc 16 ans lorsque la prédication des évangélistes écossais a déclenché le réveil suisse. En 1822, elle s’est mariée avec Louis Feller et participait dans l’Église réformée nationale. Entre 1822 et 1827, elle a vécu la perte de son seul enfant, de son époux, de sa sœur et de sa mère. Ces événements douloureux, couplé à l’influence des revivalistes à Lausanne, a créé un moment de crise spirituelle dans sa vie suivi d’une forte expérience de conversion[26]. En 1826, elle a joint une église indépendante à Lausanne et fût baptisé par aspersion en 1828. Devenue membre d’une société pour l’étude de l’Évangile animé par Henri Olivier, elle devint l’amie de la femme du pasteur. Cette proximité a permis ultérieurement à Mme Jenny Olivier de lui écrire afin qu’elle se joigne à son travail missionnaire au Canada. Par conséquent, le 17 août 1835, après avoir vendu tous ses biens, elle partit pour le Canada avec Louis Roussy avec une profonde conviction pour son appel : « My convictions have been continually strengthened and confirmed, and now I am certain that I am answering God’s call[27]». Son objectif était revivaliste par nature, c’est-à-dire de sauver des âmes et non d’établir des églises d’une dénomination particulière.

Le commencement à la Grande Ligne

Durant la première année de mission en terre canadienne, le clergé catholique a dénoncé les trois écoles fondées par le duo d’évangéliste, les amenant à abandonner leur labeur et rendant le colportage de plus en plus difficile là où la surveillance cléricale était étroite. Ne pouvant s’établir dans les villes et villages où se trouvait le clergé catholique, ils se retirèrent sur les terres de colonisation, car l’absence du clergé et de services publics favorisait les relations entre voisins. La conversion de Mme Lore, de l’Acadie, ouvrit des portes, spécialement dans sa famille à Grande Ligne où ils formèrent une petite communauté composée principalement de la progéniture de Mme Lore. Par conséquent, ils s’établirent à Grande Ligne, une région sans grande supervision du clergé et où l’apostolat, sous la forme d’une école, serait possible. Durant les deux premières années, ils apprirent les us et coutumes des canadiens-français. En 1837, elle fonde la première église franco-canadienne protestante à Marieville. Voyant que les agriculteurs n’étaient pas en mesure d’ensemencer tous leurs terrains, elle rechercha du financement chez des protestants anglophones afin d’obtenir les fonds nécessaire pour l’ensemencement des terres. John M. Cramp rapporte les paroles de Mme Feller : « We have persuaded our people this year [...] to plough and sow all their land, the meadows only excepted, which produce abundant crops of hay. This is an innovation, and is regarded as a remarkable event [28]». Elle tentait de s’immiscer dans tous les domaines de la vie de la communauté et de rendre service, spécialement en étant au chevet des malades. Malgré les seize conversions et une dizaine de participant, la communauté était l’objet d’opposition malicieuse, car leurs voisins ravageaient leur jardin et coupaient la crinière et la queue de leurs chevaux en sorte qu'ils ne pouvaient aller nulle part sans être aussitôt reconnus et exposés aux moqueries et aux insultes[29].

La rébellion des Patriotes

Durant la rébellion des Patriotes, elle fût accusée à tort par les Patriotes de soutenir les Britanniques, parce qu’elle était protestante. Par conséquent, le petit groupe de convertis de la Grande Ligne fût menacé et dû quitter la région. Ils se réfugièrent à Champlain aux États-Unis, et ne revinrent que deux mois plus tard, à la fin de la rébellion, et constatèrent les ravages faits à leurs domiciles. René Paquin explique la perception des Patriotes : « Les Patriotes voyaient dans l’œuvre des évangélistes une tactique de l’administration coloniale destinée à changer les mœurs et leur religion[30]». Grâce à la générosité de bienfaiteurs des États-Unis, du Canada et de la Suisse, ils purent remplacer la maison détruite par un édifice approprié. La mentalité des gens changea; le joug des prêtres a été brisé par la guerre. Feller reçu de nombreux enfants à son école de Grande Ligne. Cramp rapporte ces paroles de Feller : « Quand je suis revenue, des gens qui s’étaient grandement opposés à l’évangile et à nous-même vinrent me demander d’accepter leurs enfants à l’école. J’en ai maintenant plus de quarante et d’autres sont attendus[31]».

Plusieurs affiliations religieuses

L’ecclésiologie de Feller, tributaire de celle de James Haldane, a eu pour conséquence de nombreux changements d’affiliations religieuses. Au départ, l’Association baptiste d’Ottawa, en 1836, engagea Louis Roussy comme missionnaire pour le Canada français, sous l’influence de proches des Haldane. Le 30 mars 1837, la Canada Baptist Missionary Society (CBMS) a été organisé, par l’Association baptiste d’Ottawa, en tant que coopérative et a pris la charge de la toute nouvelle Mission franco-canadienne de Feller et Roussy de la Grande Ligne. Toutefois, des tensions sont survenues dans cette société baptiste entre des supporteurs de la Mission suisse et des opposants n’étant pas en accord avec une coopération avec Feller et Roussy, car ils n’avaient pas été baptisés par immersion. Par conséquent, cette controverse a été la cause de la dissolution de la relation entre la Canada Baptist Missionary Society et la Mission de la Grande Ligne en février 1839. Le 13 février 1839, voyant le succès de Feller, les Églises protestantes de Montréal (méthodistes, presbytériens et congrégationalistes) ont fondé la French Canadian Missionary Society (FCMS) pour soutenir l’essor du protestantisme parmi les francophones, spécialement sur la rive nord du St-Laurent afin de ne pas interférer avec la Grande Ligne. Nous pouvons y sentir l’influence des Haldane, qui s’est fait premièrement, et à faible échelle, par l’immigration écossaise, dont Henry Wilkes (1805-1886) qui a coopéré avec Haldane, vers 1840, pour la création d’un comité auxiliaire de cette société canadienne en Écosse, appelé Comité d’Edinbourgh pour la Gestion de la mission franco-canadienne: « A Édimbourg, en Écosse, Robert Haldane a fait partie du comité auxiliaire, liant ainsi de façon explicite le Réveil genevois à la mission de Feller au Canada[34]». Ce grand apport haldanien avait pour objet était d’engager des missionnaires pour le Canada: « engage men of approved piety, without reference to names of party distinction, to preach and teach the unsearchable riches of Christ, to traverse the province as colporteurs, and to scatter the seed of the kingdom whenever they go[35]». Leur intention était de financer la mission en Écosse et d’envoyer des missionnaires parlant français provenant de la Suisse. La faculté de Montauban, en France, hésitait à fournir des missionnaires pour le Canada, car ce pays autrefois français était sous domination anglaise et la suisse pouvait y jouer un rôle neutre[36]. Feller et Roussy, fidèle à l’ecclésiologie des Haldane, ont recherché une plus grande indépendance et ont obtenu le soutien à partir de New York de la Foreign Evangelical Society, qui les ont soutenu jusqu’en 1845. A cette date, la société a exigé un partenariat entre la Grande Ligne et FCMS, que Feller a accepté en gardant l’identité d’ouverture. La controverse avec CBMS ayant été résolu en 1841, la Grande Ligne fût reconnecté avec elle en maintenant son identité. Les principes d’ouverture des Haldane, qui ont été conservé jusqu’à la toute fin par la Grande Ligne, ont amené ultérieurement les églises canadiennes des Regular Baptists à finalement retirer la Grande Ligne des listes de leurs églises.

L’institut Feller

En 1854, l’Institut Feller était inauguré à Grande Ligne où les journées de classe débutaient et se terminaient par la célébration du culte, soit par le chant de psaumes, la lecture biblique et la prière. Ainsi, elle a réunie l’éducation élémentaire et la formation chrétienne : « L’insistance de Feller sur la constitution d’une école comme point de mire d’où, et dans lequel, sa mission serait accomplie va de pair avec le programme protestant d’enseignement moral et biblique, ce qui dépassait les bornes ordinaires de l’enseignement rudimentaire[32]». Progrès En 1860, quatorze postes missionnaires furent établis autour de la rivière Richelieu, où se trouvaient de nombreux Patriotes, ce qui s’explique, selon Paquin, par le fait que « le protestantisme français, alors symbole de laïcisme et de républicanisme en France, constituait pour certains d’entre eux une alternative viable à l’Église traditionnelle qui les avait déçus[33]».

L’héritage d’Henriette Feller

Henriette Feller décède à Grande Ligne le 29 mars 1868 après un ministère bien rempli. La distance ecclésiologique entre la Mission de la Grande Ligne et les Regular Baptists demeura jusqu’à sa mort, tel que le rapporte la convention de l’Ontario : « a considerable difference of opinion in regard to church-order and ordinances and losse views concerning communion[37]». Elle a ainsi préservé l’héritage haldanien jusqu’à sa mort. L’historien René Hardy résume ainsi l’impact des 33 ans de son ministère : Henriette Feller a réussi à constituer la première communauté protestant francophone au Québec et inspiré l’action de plusieurs autres dénominations religieuses réformées, qui, vers 1860, se partageaient une clientèle restreinte et difficile à évangéliser. Elle a su s’entourer de collaborateurs instruits et influents, dont le docteur et patriote Cyrille Hectore-Octave Côté, les prêtres défroqués Louis Normandeau et Hébert-Joseph Tétreau, ainsi que Narcisse Cyr, éditeur et rédacteur du Semeur canadien, et le pasteur Théodore Lafleur, membre en vue de l’Institut canadien de Montréal, directeur de l’école protestante de Longueuil et ministre influent de la Mission de Grande-Ligne[38].

Sébastien MORRISSETTE

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  1. Cette société, établie en 1826 par Henri Olivier, s’était vouée exclusivement à l’évangélisation des Amérindiens et ne désirait pas participer à l’évangélisation des francophones dans le Bas-Canada, malgré l’invitation des Anglais de Montréal. René HARDY, « Odin, Henriette (Feller) », Dictionnaire bibliographique du Canada, vol IX (1861 – 1870), Université Laval/University of Toronto, 1977, consulté le 20 juillet 2017, http://www. biographi.ca/fr/bio/odin_henriette_9F.html. Le premier missionnaire suisse à venir au Canada, Isaac Cloux, servi durant peu de temps parmi les Amérindiens à Kingston.