Lumières
Les Lumières ou Siècle des Lumières[1], ou encore âge de la Raison[2], coïncident plus ou moins avec le XIXe siècle en France[3]. Mouvement culturel, philosophique, littéraire et intellectuel, elles succèdent à l’ère classique et se termine avec la période où se développent la Révolution (Révolution américaine de 1776 et la Révolution française de 1789), le Romantisme, et la Restauration[4], et pour certains, avec la publication de la Critique de la raison pure de Kant en 1781.
Suite à la Réforme, l’unité intellectuelle européenne en matière de moralité et de religion a est morcelée[5], exigeant conséquemment un nouveau standard pour réunir la connaissance religieuse et les croyances. John Locke, à l’instar de René Descartes, est un précurseur de cette époque. Il tente de répondre au défi apologétique par un appel à la raison comme guide. Cette proclamation est sans équivoque : la raison autonome, avec sa pensée critique, devient reine. Selon Ramm, l’intelligentsia européenne « répudie l’autorité du passé ou de la tradition et affirme la capacité de l’homme moderne de trouver la vérité par lui-même[6] » entraînant le rejet de l’autorité et de la tradition, séparant foi et raison par le rejet de la possibilité du miraculeux et redéfinissant l’anthropologie chrétienne.
L’autorité de la Révélation est détrônée, car aucune autorité n’est acceptée si elle n’est justifiée par la Raison. Neil B. MacDonald exprime que, pour la théologie chrétienne, un changement de paradigme survient[7]: on passe d’une « foi à la recherche de compréhension » à une « foi qui requiert une justification ». Ainsi, celui qui déclare ses convictions religieuses doit en expliquer le fondement rationnel ou les abandonner. Pour certains, l’autorité biblique demeure, mais toujours sous la domination de la Raison, car « nous pouvons compter sur les vérités divines révélées seulement si nous avons été persuadés par d’autres moyens qu’elles ont été révélées[8] ». Nul ne doute que la remise en question de la doctrine de la Révélation s’applique mutadis mutandis à l’ensemble des doctrines se tenant sur ce fondement.
La chrétienté doit être dépouillée de son bagage surnaturel, superstitieux et miraculeux. La christologie, qui historiquement associe le Christ de la foi et le Christ historique, a vu ces deux propositions fondamentales être séparées par les rationalistes sur la base du rejet de la possibilité du miracle ultime de la résurrection, provoquant les quêtes pour le Jésus historique. Selon Harris, l’école de théologie de Tübingen a milité en faveur d’une relecture de la Bible à partir d’une perspective théologique non miraculeuse. La théologie académique, soumise à la démolition de sa métaphysique par la philosophie et du triomphe de l’historicisme dans les universités allemandes, a dû développer des alternatives comme fondement à la doctrine de la divinité du Christ[9].
Au moins deux éléments majeurs de l’anthropologie chrétienne sont affectés. L’humain, en établissant sa Raison comme norme normante, se met à la place de Dieu au lieu d’être une créature dotée d’un statut spécial dans le monde de Dieu. L’humanité est ainsi paradoxalement « détrônée de sa position élevée au centre de la création et a également perdu son statut de création spéciale de Dieu se tenant au-dessus du reste de la Création[10] ». Selon Paul Tillich, cette période rejette la doctrine du péché originel et de la nature corrompue de l’humain afin d’éviter la possibilité d’une Raison affaiblie : « le point d’attaque le plus passionné des Lumières contre le christianisme est la doctrine du péché originel[11] ». Toutefois, l’élimination ou la diminution des conséquences du péché originel sur l’humain altère l’importance des effets de la chute de l’humanité et de la nécessité d’une Rédemption.
Dans la foulée, la théologie met l’accent sur le sentiment humain ; les personnes deviennent le sujet de leur propre expérience les amenant à une nouvelle compréhension de la religion et de l’Église. Nous pourrions résumer ce changement ainsi : la « foi subjective des chrétiens (fides qua creditur) » prend le dessus sur la « foi objective (fides quæ creditur) ». Cette nouvelle réalité entraîne la rébellion des croyants contre la suprématie de l’Église et sa tradition[12]. Le rationalisme continental et l’empirisme britannique deviennent les philosophies prédominantes et imposent leurs méthodes comme étant les seules jugées scientifiquement viables[13].
Subséquemment, la théologie libérale naît lorsque des chrétiens ont construit leur théologie sur les bases de ces philosophies. Il n’est pas étonnant que John Frame, théologien réformé américain, ait défini la théologie libérale comme toute forme de théologie ne se soumettant pas à l’autorité infaillible de la Bible[14]. Toutefois, malgré cette nouvelle manière de lire la Bible à partir d’une vision du monde qui exclut le surnaturel, il est commun pour ces philosophes et théologiens libéraux de conserver la religion pour son utilité morale en prenant soin de toujours la garder à l’intérieur des limites de leur horizon.
Sébastien MORRISSETTE
Références
- ↑ Cette période correspond à l’Aufklärung en Allemagne, le Verlichting en Hollande et à l’Enlightenment en Grande-Bretagne. Toutefois, John M. FRAME, A History of Western philosophy and theology, Phillipsburg, P&R Publishing, 2015, p. 215 note à juste titre que l’esprit des Lumières, soit celui de l’autonomie de la raison humaine, tire ses racines de la renaissance de la philosophie séculière au XVIIe siècle.
- ↑ Ceci souligne l’accent de la Raison durant cette époque et n’implique pas qu’elle était ignorée dans le passé selon Alister E. MCGRATH, Historical Theology : An Introduction to the History of Christian Thought, Oxford, Wiley-Blackwell, 2012, 220 : « […] an emphasis upon the ability of human reason to penetrate the mysteries of the world is rightly regarded as a defining characteristic of the Enlightenment ».
- ↑ Encyclopædia Universalis, « Lumières (Philosophie des) », Vol 10, Paris, Encyclopædia Universalis France, 1974, p. 154.
- ↑ Le siècle des Lumières peut être divisé en trois sous-périodes : la première moitié du 18e siècle, avec Montesquieu et Voltaire, suivi d’une deuxième période rejetant l’autorité de la révélation et écrits sacrés avec Hume, Rousseau et les matérialistes français, pour finalement développer une profondeur avec la contribution allemande des Lessing, Wieland et Kant, séparant la raison en trois sphères autonomes (science, moralité et art). Neil B. MACDONALD, « Enlightenment», The Dictionary of Historical Theology, Grand Rapids, Eerdmans, 2000, p. 175.
- ↑ « Christianity not only has to deal with the consequences of the Enlightenment, it also helped to create the environment in which the Enlightenment could originate ». Gerben HEITINK, Practical Theology, Grand Rapids, Eerdmans Publishing Co., 1999, p. 20.
- ↑ « It repudiated the authority of the past or of tradition and affirmed modern man’s power to find the truth for himself ». Notre trad. Bernard RAMM, The Evangelical Heritage – A Study in historical theology, Baker, 2000, p. 64.
- ↑ Neil B. MACDONALD, op. cit., p. 176 « The emergence of critical apologetics during the seventeenth and eighteenth centuries testified to a fundamental shift in the epistemic stance of Christian theology from a “faith seeking understanding” paradigm to what may be termed a “faith requiring justification” paradigm ».
- ↑ « We can rely on divinely revealed truth only if we have been persuaded on other grounds that is had, in fact, been revealed ». Notre trad. Sam STORMS, « The Enlightenment », https://www.samstorms.org/all-articles/post/the-enlightenment, consulté le 18 septembre 2020.
- ↑ H. HARRIS, « Tübingen school», New Dictionary of Theology, Downers Grove, IVP, 1988, p. 696,
- ↑ Sams STORMS, op. cit. citant Grenz et Olson « Dethroned from their lofty position at the center of creation, they likewise lost their status as a special creation of God standing above the rest of the created order ». Notre trad.
- ↑ « The most passionate point of attack of the Enlightenment against Christianity dealt with the doctrine of original sin » Notre trad. Paul TILLICH, A History of Christian Thought – From its Judaic and Hellenistic Origins to Existentialism, New York, Touchstone, 1967 – 1968, p. 363.
- ↑ L’auto-illumination propre aux Lumières permet la libération de l’autorité ecclésiale remplaçant la dépendance pré-moderne à l’illumination divine pour toute forme de connaissance. Cette pensée sera triomphante jusqu’à Gadamer qui dénoncera ce préjugé contre les préjugés et ainsi les réhabilitera. Selon ce dernier, le rejet systématique par le rationalisme moderne de la tradition, des préjugés et de l’autorité est lui-même, ironiquement, un mauvais préjugé qu’il faut démasquer et rejeter. Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 297.
- ↑ Tout dépend de la priorité accordée à l’une des deux facultés humaines comme source du connaître, soit la raison ou l’expérience humaine, soit de manière déductive ou inductive. La Manche a traditionnellement servi de frontière à la philosophie : l’Europe continentale étant rationaliste (Descartes, Spinoza, Leibniz) et les Britanniques étant empiristes (Locke, Berkeley, Hume). Pour Jens ZIMMERMANN, Recovering theological hermeneutics—An incarnational—Trinitarian theory of Interpretation, Grand Rapids, Baker Academic, 2004, p. 136 « Neither rationalism nor empiricism, however, escapes a mind-body dualism, and both methods are a departure from the earlier theological motto of « fait seeking understanding». Ce motto dépendait toujours d’une condition transcendantale pour l’acquisition de la connaissance.
- ↑ John M. FRAME, A History of Western philosophy and theology, op. cit., p. 216 précise qu’il y a deux présupposés de base de la théologie libérale, le premier étant de prendre les présupposés philosophiques comme fondements de la théologie et le deuxième est d’avoir une vue naturaliste de l’Écriture en considérant la Bible comme un document humain pouvant être critiqué et non comme parole de Dieu. L’ère de la théologie libérale protestante a débuté avec le classique de SCHLEIERMACHER (On religion—Speeches to Its Cultured Despisers) et s’est terminé avec la publication du commentaire de Karl Barth sur l'épître de Paul aux Romains.
Bibliographie
Encyclopædia Universalis, « Lumières (Philosophie des) », vol. 10, Paris, Encyclopædia Universalis France, 1974, p. 154 – 160.
FRAME, John M., A history of western philosophy and theology, Phillipsburg, P&R publishing, 2015, 875 p.
GADAMER, Hans-Georg, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996, 533 p.
HARRIS, H., « Tübingen school », New Dictionary of Theology, Downers Grove, IVP, 1988, p. 696–697.
HEITINK, Gerben, Practical theology, Grand Rapids, Eerdmans Publishing Co., 1999, 358 p.
MACDONALD, Neil B., « Enlightenment», The Dictionary of Historical Theology, Grand Rapids, Eerdmans, 2000, p. 175–184.
MCGRATH, Alister E., Historical Theology: An Introduction to the History of Christian Thought, Oxford, Wiley-Blackwell, 2012, 320 p.
RAMM, Bernard, The Evangelical Heritage – A Study in historical theology, Baker, 2000, 180 p.
STORMS, Sam, « The Enlightenment », https://www.samstorms.org/all-articles/post/the-enlightenment, consulté le 18 septembre 2020.
TILLICH, Paul, A History of Christian Thought – From its Judaic and Hellenistic Origins to Existentialism, New York, Touchstone, 1967 – 1968, 541 p.
ZIMMERMANN, Jens, Recovering theological hermeneutics—An incarnational-Trinitarian theory of Interpretation, Grand Rapids, Baker Academic, 2004, 345 p.