Pensée contemporaine
Chaque époque manifeste des façons de penser qui sont tributaires des siècles passés et qui déterminent les actions futures. La pensée contemporaine, bien qu’elle soit traversée par divers courants, pourrait se définir comme un hédonisme anxieux. Mais comment en sommes-nous arrivés là et comment cela se manifeste-t-il ? S’il est trop risqué de dire où commence et où finit la pensée dominante de l'époque actuelle, ce qui pourra être tenté ici c'est un survol de ses sources, et une brève description de ses deux grands moments (le postmodernisme et l’hypermodernisme). Il s’agira ensuite d’esquisser une réponse évangélique appropriée.
Sommaire
Les sources de la pensée contemporaine
La pensée contemporaine s’est construite à partir de périodes antécédentes de l’histoire occidentale. Avec le grand recul historique qui est le privilège de notre époque, il est possible de dégager des paradigmes d’idées dans ces périodes successives, de voir quelles tendances ressortent dans la manière de penser. Dans ce chapitre, nous ferons un bref survol des périodes classique, médiévale et moderne.
La période antique
Durant la période antique, du VIe siècle avant Jésus-Christ jusqu’à la venue du christianisme, la culture grecque est dominante. Pour preuve, l’Ancien Testament est traduit en grec, tandis que le Nouveau Testament est écrit dans cette langue. Ce que les Grecs remarquent et qui les impressionne c’est que le monde est ordonné. Une intelligence universelle semble être à l’œuvre. Cette intelligence, ils l’associent à un principe divin impersonnel (force ou énergie), que l’être humain ne peut comprendre que parce qu’il a en lui l’étincelle du divin. Or penser que le divin est impersonnel est porteur d’une éthique dans laquelle les fautes humaines proviennent de l’ignorance, et où le mal vient de ce que l’homme se laisse égarer par ses passions plutôt que de se laisser guider par sa raison. Ainsi, pour Aristote, l’action vertueuse n’est possible que si l’on suit la raison[1]. Cette conception grecque a eu une forte influence sur l’éducation : le maître n’est pas là pour transmettre des vérités, mais pour aider l’élève à découvrir ces vérités par lui-même et en lui-même. Socrate dit, par exemple, que tout ce qu’il sait c’est qu’il ne sait rien. Il se voit comme un simple accoucheur des esprits. L’homme veut fondamentalement faire le bien, mais il en est empêché. Il faut donc l’aider à trouver la lumière qui est en lui. L’Allégorie de la caverne de Platon est écrite dans cet esprit[2]. Cette conception, n’étant pas influencée par les Écritures, ne voit pas que le problème de l’homme n’est pas son ignorance, mais le refus de vérité révélée par Dieu dans sa création et sa Parole (Rm 1). Les grecs n’ont pas conscience que, à cause de sa nature pécheresse, l’homme rejette volontairement la vérité, même s’il la connaît. Les Grecs eux-même n’ont pas été satisfaits par cette explication officielle, notamment parce qu’ils sont sensibles au fait qu’il y a eu des guerres et que les passions prennent le dessus sur la raison. Les auteurs de tragédies ou de comédies[3] véhiculent alors l’idée qu’un autre principe, aussi puissant que la raison, est à l’œuvre : la Nécessité (le fatum des Romains). Ce principe inexplicable les amène à verser dans l’irrationalisme et à l’irresponsabilité, car contrairement aux normes d’un Dieu personnel, la Nécessité excuse le mal des hommes.
La période médiévale
La période historique durant laquelle la foi chrétienne devient très influente est, péjorativement, appelée le Moyen Âge. Le pouvoir corrompt : durant cette période, on s’est mis à persécuter les non-chrétiens, notamment les juifs. Mais il y a eu d’authentiques expressions de la foi chrétienne. Durant cette période, trois tendances au sujet de la raison ressortent. Selon la première, la foi chrétienne n’a rien à voir avec la pensée du monde. C’est la conception de Tertullien, pour qui la raison et la foi s’opposent, car il voit la foi comme irrationnelle, irréfléchie. Cette pensée s’accompagne du phénomène du prophétisme, phénomène qui oublie que le canon de la Bible est fermé, qu’il n’y a donc plus de Révélation normative de la part des Apôtres ou des prophètes. La deuxième tendance est celle de Thomas D’Aquin, selon qui la raison et la foi règnent chacune sur deux niveaux : 1) le monde de la raison, où la foi n’est pas nécessaire ; 2) le monde de la foi, où la raison est inutile et insuffisante[4]. Si cette vision est mieux que celle de Tertullien, en ce qu’elle ne rejette pas la raison bonne, elle oublie que la raison, même au niveau inférieur, est pécheresse. Elle néglige aussi que la raison ne pas bien travailler sans la foi. Cela n’est pas surprenant, D’Aquin trouve sa source chez Aristote. La troisième tendance est celle de la raison éclairée par la vérité perçue par la foi. Pour les théologiens qui adhèrent à cette conception, la foi fonctionne à son meilleur quand elle reçoit la vérité révélée. « C’est la foi qui montre à la raison sa raison d’être ». Pour Augustin, comme pour Anselme, « il faut croire pour comprendre »[5]. Seul le fou ne croit pas en Dieu. Pour les Réformateurs : la raison est faculté donnée par Dieu à l’humanité. Elle est bonne, utile et nécessaire, mais ne fonctionne pas par elle-même, mais quand elle est animée par motifs bibliques. Du point de vue apologétique, cette troisième conception reconnaît l’avantage des croyants sur les athées. En effet, nous vivons dans un monde ordonné, qui se maintient, où beaucoup de bien se fait, où l’on peut faire l’expérience de la présence de Dieu et dans lequel s’exprime de nombreux témoignages de gens convertis. De plus l’acceptation de la Bible comme donnée de base est vérifiable. Jésus a dit : « je bâtirai mon Église, et [...] les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle » (Mt 16.18). Cette parole, audacieuse notamment en ce que Jésus l’a prononcée dans les bas-fonds de l’Empire romain, continue de s’accomplir après plus de 2000.
La période moderne
La modernité est une période historique, à laquelle se rattache une forme de pensée et une condition, qui débute à la fin du XIVe siècle. Mais il est difficile, voire impossible, de fixer la date exacte de son commencement. Plusieurs événements marquants surviennent de manière rapprochée : découverte du Nouveau-Monde par Christophe Colomb ; occupation de Constantinople par les Turcs, qui fait en sorte que l’Islam est apporté au centre du monde chrétien de l’époque ; passage à la méthode expérimentale, qui marque le début de la science moderne. On voit que plusieurs forces entrent en jeu. Quelque chose se met en place, qui va culminer au siècle des Lumières, pour conduire à une situation de plus en plus intenable, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. La modernité n’a pas trop mal commencé. Ce qui est d’abord véhiculé c’est l’idée que le savoir peut surgir ailleurs que dans la tradition, comme c’est le cas avec Copernic (1473-1543), Kepler (1571-1630), Galilée (1564-1642), et Bacon (1560-1626). Pour ce dernier, il s’agit de trouver le secret de la nature, de savoir comment elle marche, de connaître ses lois pour la maîtriser[6].
Dans la modernité s’impose l’idée de progrès. S’il y a dans la Bible une vision eschatologique, on n’y retrouve pas celle moderne de progrès. Avant la modernité, ce qui était meilleur n’était pas ce qui était récent. Le mieux était de revenir au passé. Avec la modernité, le savoir est pensé comme exercice individuel. La recherche se fait seul, avec sa propre raison, contrairement à la vision ancienne, qui préconisait le savoir collectif, notamment sous forme de commentaires de commentaires. L’Église devient aussi une tradition à rejeter. Bien que Martin Luther, avec la Réforme, s’opposera à cette idée[7], la modernité, et son rejet de la tradition, se poursuivra vers un déséquilibre de plus en plus prononcé.
Durant cette période, on passe progressivement de la normalité du théisme à la normalité de l’athéisme, jusqu’à aboutir à la conception d’un monde vide de Dieu, fruit du hasard et de la nécessité, pour reprendre l’expression du prix Nobel Jacques Monod[8]. C’est le rejet des grandes valeurs du Moyen Âge (tradition, Église, autorité).
La Renaissance
Dès la Renaissance, dont Érasme est l’un des piliers, on cherche à reconnecter avec la période classique. Cela a eu du bon, notamment pour l’étude de la Bible, en raison du retour au grec et à l’hébreux. C’est aussi le retour aux humanités en éducation. Calvin sera d’ailleurs formé comme humaniste (au sens positif du terme). Ensuite, la période moderne marque le début de la science expérimentale, mais aussi d’un rejet de plus en plus exacerbé des traditions. La science expérimentale ne pouvait naître que dans le monde occidental (monde créé par Dieu, distinct de Dieu, homme à l’image de Dieu capable de comprendre l’œuvre de Dieu). Avec Descartes le rejet du passé s’accentue. Il se dit trompé par la tradition, l’autorité et même le sens commun. Il voit aussi l’Écriture comme trompeuse, en raison de ses nombreuses interprétations. Il va donc à la recherche d’un fondement du savoir, qu’il trouve dans la raison humaine et individuelle[9]. La raison devient critère, moyen et but de la connaissance. Enfin, cette période voit de nombreux résultats positifs des sciences. Au XIXe siècle, apparaissent les théorie de l’évolution, avec Darwin pour chef de file[10]. Ce qui se consolide durant la période moderne c’est le récit moderniste du progrès : le nouveau est mieux que l’ancien. Ce sera alors le triomphe de l’éphémère[11].
René Descartes
René Descartes est considéré comme la source de la modernité en philosophie. Il trouve que tout est susceptible de le tromper, même ses propres yeux, ce qui le conduit au doute méthodique (il faut douter de tout) et au doute radical (il ne faut rien soustraire au doute)[12]. Or il découvre que s’il peut douter de tout, il ne peut douter du fait d’exister. Car même s’il est trompé dans sa pensée, il pense (Cogito, ergo sum). Cela le conduit au méthodisme. Il reconstruit la connaissance étape par étape sur le socle de cette idée d’exister. Systématiques, ces étapes doivent être simples, contrôlables et indubitables. Cette tabula rasa consiste à tout effacer et à reconstruire sur la base de la raison et un savoir certain, universel. C’est le début du rationalisme, mais aussi de l’individualisme, car il s’agit d’ériger le savoir sans les autres. La raison est déclarée capable seule d’établir les vérités apodictiques. La balle est lancée par Descartes qui va se rendre aux Lumières.
Les Lumières
Emmanuel Kant
À l’époque de ce que l’on a appelé les Lumières, Emmanuel Kant, comme Voltaire et Diderot, est convaincu que l’homme n’a besoin ni de la tradition ni de l’autorité[13]. L’aspect trompeur de celles-ci (notamment les traditions de l’Église et de la Bible), pense-t-il, le conduit, à la suite de Descartes, à partir de la raison, plus précisément de l’entendement, c’est-à-dire de la fonction discursive de la raison. Kant pense avoir raison de voir les choses ainsi, car il voit les résultats de la science. N’oublions pas qu’il vient après Newton. Il voit les résultats positifs en médecine, chimie, industrie, etc., et veut en finir avec les « ténèbres ». Ainsi, l’impératif de Kant est d’oser se servir de sa raison (ce qui résume l’essentiel même du modernisme). La raison, qui exprime l’humanité en ce qu’elle est accessible à tous[14], est érigée au rang de lumière universelle. Car elle est vue comme bonne et porteuse de progrès. On va même jusqu’à lui attribuer le pouvoir de mettre fin aux guerres.
Les maîtres du soupçon
Les aspirations de l’homme moderne ne font pas l’unanimité au sein même de la modernité. Certains, notamment ceux que Paul Ricoeur appelle les maîtres du soupçon[15], s’attaquent au projet moderne : Friedrich Nietzsche, Karl Marx et Sigmund Freud.
Friedrich Nietzsche
Philosophe inclassable, Friedrich Nietzsche (1844-1900) se dresse contre toutes philosophies et religions, au moyen d’une philosophie du marteau, pour reprendre l’idée que l’on retrouve dans le sous-titre de Crépuscule des idoles[16], écrit et publié en 1888.
La mort de Dieu
La pensée de Nietzsche en est une de réaction au discours religieux du XIXe siècle qui ne porte plus sur la réalité elle-même. Ce discours instrumentalise la religion dans le but de réconforter les gens, après l’avoir vidée de sa vérité ontologique. Avec Zarathoustra, figure du surhomme qui lui sert de porte-parole prophétique, Nietzsche prêche la « bonne nouvelle » de la mort de Dieu à ceux qui sont prêts à abandonner la faiblesse de l’éthique chrétienne, autrement dit de l’éthique de ceux qui, incapables de vivre, ont créé une morale de l’humilité, de l’obéissance et de l’hétéronomie. Par sa proclamation, Nietzsche veut informer ceux qui ne se rendent pas compte que Dieu n’est plus et que, désormais, c’est au surhomme de prendre la souveraine place. Il en tire les conséquences suivantes : il faut rejeter la morale et se libérer des prêtres et des philosophes qui, sournoisement, tentent de nous imposer leur point de vue.
La volonté de puissance
Pour Nietzsche, l’homme est régi par une énergie de vie qui l’oriente. L’interprétation du monde étant mue par cette énergie de vie, tout n’est qu’interprétation, manière de faire voir la « réalité ». Ainsi, nul besoin de s’écouter mutuellement, car chacun lutte pour imposer aux autres sa propre interprétation. Cette impulsion qui consiste à marquer son autorité sur les autres, Nietzsche la nomme volonté de puissance[17].
Karl Marx
Une autre source d’intérêt suscitée par la raison occidentale est le marxisme. Cette vision rationaliste du monde reprend des idées de Hegel[18], mais en les renversant. Pour le philosophe et économiste Karl Marx (1818-1883), la condition de l’homme moderne est inacceptable en raison des injustices que causent ses lois économiques. Il remarque que la vision de l’histoire de Hegel tend nécessairement vers le communisme ou le socialisme. Si l’on comprend l’histoire, se contente de prédire Marx, l’effondrement du capitalisme est inévitable[19]. Tout en puisant plusieurs de ses idées à même les religions, il enseigne qu’il faut se débarrasser des religions. Cependant, tandis que Marx pensait que ses idées se répandraient en Grande-Bretagne, c’est en URSS et en Chine qu’elles germeront. Hélas, les conséquences de la concrétisation de l’idéologie marxiste seront des millions de morts[20]. Cela disqualifie les prétentions prévisionnistes de Marx.
L'aliénation
À ceux qui donnent aux capitalistes leurs forces productives, Marx veut faire réaliser les conditions aliénantes qu’ils subissent. Ses analyses montrent que, dans le capitalisme, les travailleurs sont aliénés quant aux résultats de leur travail, c’est-à-dire qu’ils ne possèdent rien de ce qu’ils ont fabriqué . Le fruit de leur labeur, plutôt que de leur appartenir, appartient à l’employeur. Face à cette aliénation, la religion n’est d’aucune aide, car elle empêche les ouvriers de réaliser leur situation d’esclavage et, n’étant qu’un engourdissement temporaire, elle ne peut agir sur les causes de cette aliénation. L’espoir est dans un nouveau système économique, sans classe dominante.
Sigmund Freud
Médecin et inventeur de la psychanalyse, Sigmund Freud (1856-1939) fait deux découvertes majeures : l’inconscient, qui a profondément blessé le cogito de l’homme moderne[21], et la libido[22].
L'inconscient
Depuis Descartes, on pensait que l’homme était maître de lui-même. La raison était conçue comme permettant la connaissance claire de l’homme et du monde. Or, avec l’inconscient, Freud réalise que l’être humain n’a pas de connaissance directe de lui-même. En effet, la raison ne lui permet pas de se connaître tel qu’il est. Au contraire, ses motivations et ses actions ne sont pas en adéquation. Par son surmoi, l’homme va même jusqu’à se fabriquer des illusions religieuses. La thérapie est alors nécessaire pour que le patient prenne conscience de ses motivations profondes et cachées.
La libido
Pour Freud, ce qui est premier dans la motivation et l’agir humain, c’est la libido. La libido est une énergie sexuelle au sens vital du terme. Dans la petite enfance, cette libido engendre un conflit duquel dépend le reste de la vie de l’individu. Pour cette raison, la thérapie freudienne vise à aider le patient à guérir ses blessures psychiques par un retour psychanalytique à la petite enfance. Parmi les importants conflits inconscients s’opérant durant la petite enfance, le complexe d’oedipe est un ensemble de désirs dans lequel l’enfant est tiraillé entre pulsion secrète de tuer son père pour posséder sa mère, et pulsion d’amour envers celui-ci[23].
La pensée contemporaine
Le postmodernisme
C’est d’abord en architecture, au sujet du style, que l’on rencontre l’expression postmoderne. Avant qu’il en soit question en philosophie, elle n’a pas eu grand impact sur la société. C’est d’abord avec Jean-François Lyotard, important penseur français (avec Derrida, Deleuze, Foucault) succédant à la période de Jean-Paul Sartre[24], à la fin des années 1970 et dans les années 1980, que l’expression prend de l’importance. Le Gouvernement du Québec lui demande de faire un rapport sur le savoir à la fin du XXe siècle. Le livre La condition postmoderne (1979)[25], publié à la suite du rapport, est aujourd’hui quelque peu dépassé, mais c’est une bonne première approche de la pensée des années 1970 à 2000. Après sa publication, l’expression s’est répandue au point où sont apparues l’esthétique postmoderne, la théologie postmoderne (populaire au États-Unis), etc. Paradoxalement, on a parlé de la pensée postmoderne, tout en valorisant la pluralité, la diversité, l’altérité.
Parler de postmodernité, c’est se situer temporellement et en terme de contenu : après ou contre ce qu’on appelle moderne. Soit qu’on se situe après la modernité chronologiquement, soit qu’on se situe après celle-ci au sens de progrès. Lyotard a la sagesse d’étudier la pensée contemporaine en étudiant ce qui précède. En effet, on comprend mieux le contemporain par le recul du passé. On découvre que la postmodernité est en réaction avec la modernité. C’est une réaction de rupture et d'opposition avec le passé, même s’il y aussi une certaine continuité.
Le discours postmoderniste est en réaction à l’excès de la modernité, et sa conception de la raison comme universelle, progressive (de mieux en mieux), auto-éthique, et s’imposant de la même manière à tous. C’est donc surtout à la rationalité de Descartes, comme garantie de vérité et caractérisé par la clarté et le méthodisme que la postmodernité riposte. Les postmodernes recherchent plutôt la vérité avec un petit v, ou mieux les vérités, et ce n’est pas dans les grands systèmes qu’ils les découvrent[26].
Jean-François Lyotard
La pensée de Jean-François Lyotard surgit à un moment où la croyance des Lumières en la bonté de la raison sera sévèrement chavirée ; d’abord par la guerre franco-allemande au XIXe siècle, puis par la Première Guerre mondiale au siècle suivant, après que le coup de grâce fût donnée par la Seconde Guerre mondiale. C’est alors que la raison apparaît dans toutes ses ténèbres. Lyotard observe les méfaits des Lumières : cela n’a pas marché, il faut changer de direction. Il constate aussi la faillite de la religion, notamment le côté sombre des missions catholiques et protestantes, mais aussi du rationalisme, du communisme, et du colonialisme. Pour lui, c’est toute la modernité qui a failli, et il faut donc la rejeter. Dès lors que les systèmes qui ont failli sont des « méta-récits », c’est-à-dire des visions universelles des choses, on doit les abandonner. En effet, ces visions totalisantes sont totalitaires. En conséquence, s’il faut se méfier, voire rejeter les méta-récits, en raison des conséquences néfastes de ceux-ci, la vérité au singulier est à exclure. Ensuite, on ne doit donner aucune justification abstraite, que l’on justifierait par une raison universelle, mais il s’agit plutôt de valider par l’expérience, de manière personnelle. C’est l’effet personnel qui compte. Enfin, il faut accepter la multiplicité. En effet, la leçon de Wittgenstein est à appliquer : la communication se fait par jeux de langages différents (langage scientifique, langage esthétique, etc.). On ne doit pas imposer un seul langage. Il y a différents critères de validation de la vérité.
La fin du postmodernisme
La postmodernité que ce soit par relativisme, pragmatisme ou irrationalisme, a réagi à la modernité et à son absolutisme et son rationalisme, parce qu’elle en a vu les mauvais fruits. Cela dit, depuis les événements du 11 septembre 2001, il semble que de nouveaux acteurs sont entrés en scène, qui font que l’on ne peut plus parler de postmodernité comme le faisait Lyotard. Il est encore difficile de voir ce qui succèdera à la postmodernité. Toutefois, un ex-penseur de la postmodernité comme Gilles Lipovestky s’y intéresse[27].
L'hypermodernisme
Charles Taylor parle de la modernité tardive pour caractériser ce que nous nommons l’hypermodernité et à laquelle se rattache l’hypermodernisme ou pensée hypermoderne. Taylor y rattache trois malaises[28], l’individualisme superficiel, le désenchantement du monde et la raison instrumentale. Nous traduisons ces trois malaises dans le langage de l’hypermodernisme, en nous appuyant sur les analyses de Gilles Lipovetsky. Il sera donc question d’hyperindividualisme, d’hypermatéalisme et d’hypertechnicité.
Hyperindividualisme
Durant les années du postmodernisme, l’individualisme moderne est devenu un hédonisme narcissique. Toutefois, cet hédonisme est en train d’être relativisé par l’anxiété qui se généralise au sein de la population.
Hypermatérialisme
« Comment ne pas voir, dans ces conditions, que c’est beaucoup plus l’hypermatérialisme scientifique et médical que les valeurs post-matérialistes qui commandent notre époque »[29].
Hypertechnicisme
Le règne de la raison instrumentale, avec la bureaucratie qui l'accompagne, devient hypertechnicisme dans l'hypersphère, c'est-à-dire dans le milieu techno-culturel dont Internet domine le transport de l'information.
Vers une réponse évangélique
Devant une telle situation, il est pressant d’évaluer la pensée contemporaine à la lumière de l’Écriture. Pour ce faire, nous établirons d’abord l’approche scripturaire, qui passe inévitablement par une bonne compréhension du motif biblique fondamental, de l’antithèse entre la pensée biblique et la pensée du monde, et la prise en compte de la grâce commune. Ensuite, il sera question du rapport entre la foi et la raison. Enfin, nous commencerons à défricher le terrain pour un dialogue avec la pensée contemporaine.
L'approche scripturaire
Le leitmotiv biblique
C’est en se basant sur l’Écriture comme seule source - comme principe, mais aussi comme eaux vives - ultime d’autorité que nous pouvons éclairer la pensée contemporaine. Le leitmotiv[30] biblique, qui comprend la création, la chute et la rédemption, est indispensable pour la compréhension notre condition humaine, de notre place dans le monde. Toute la réflexion chrétienne doit ainsi être fait dans la perspective de cette structure que propose la Bible. Tandis que le postmodernisme et l’hypermodernisme rejette les grands récits, « la Bible offre l’autre perspective: une histoire arrivée dont les conclusions explicatives nous sont offertes dans le parallélisme ultime des deux types, Adam et Christ »[31].
La création
Notre monde n’est pas autonome : il n’est pas Dieu. Il n’est pas éternelle, il a un commencement. C’est Dieu qui a pris l’initiative de le créer : « Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre » (Gn 1.1). La création ne subsiste que par la Parole puissante de Dieu (Co 1.17). Elle est une révélation de la gloire de Dieu, de sorte que tous les êtres humains sont exposés à la vérité, celle d’un Créateur qui manifeste sa gloire. Lorsque les hommes s’arrêtent devant le cosmos, cette gloire rend témoignage au Créateur (Rm 1.20).
L’être humain est un être créé à qui Dieu a donné la capacité de comprendre le monde ordonné. Il n’est pas un individu seul et autonome, mais une personne en image de Dieu (Gn 1.27). Parce qu’il est porteur de cette image divine, il a une valeur incommensurable et se distingue des anges et et des bêtes[32]. Notre identité est inséparable du fait d’avoir été créé par Dieu, que nous imageons. Tandis que les sciences cognitives montrent que la différence biologique entre l’homme et l’animal n’est que quantitative, il faut rappeler que c’est le fait d’avoir été créé en image de Dieu est l’essence de l’humanité[33]. Certes, l’homme partage beaucoup de chose avec l’animal, mais il a un statut privilégié, qui le rend responsable devant Dieu : il est le représentant de Dieu dans la création. Ce n’est donc qu’en relation avec Dieu qu’il peut vivre. L’humanité est appelée à refléter la gloire de Dieu. Le but originel de l’homme est de connaître son Créateur, de le glorifier.
Aussi, le monde créé par Dieu, dans son état originel, n’était pas « fade et ennuyeux : l’humanité devait soumettre la terre (Gn 1.28), ce qui suppose une mesure de résistance, et par un travail (Gn 2.15), dépense d’énergie[34]. L’homme avait la responsabilité de garder la bonne création de Dieu[35]. Enfin, l’homme a été créé fini et corporel. La réalité créaturelle en elle-même n’est pas mauvaise[36].
La chute
L’être humain, malgré sa dépendance intrinsèque et vitale vis-à-vis de Dieu, a bêtement déclaré son autonomie, et ce malgré l’avertissement de Dieu que cette désobéissance le conduirait à la mort. Plutôt que de vivre de la Parole de Dieu dans la confiance, le premier homme s’est soumis à une parole étrangère. Il a dépassé la glissière de sûreté, le garde-fou, fixée par Dieu. À partir de ce moment, le péché a atteint toutes les dimensions de la vie humaine.
Une foi le péché advenu - le péché est quelque chose qui est advenu, qui est historique - il s’est transmis à toute l’humanité : les descendants d’Adam, tous les hommes, sont pécheurs. « C’est à cause du péché d’Adam (ou par lui) que nous sommes jugés pour les nôtres »[37].
« Si la valeur de l’individu dépend du rapport privilégié que Dieu a établi avec l’homme, seule créature à son image, l’oppression de l’individu est solidaire du refus de Dieu. En refusant d’être à l’image de Dieu, l’homme renie ce qui fait de lui un Unique, un individu ; il tombe au pouvoir de l’espèce ; il ne peut plus se voir, logiquement, que comme un spécimen interchangeable de la race. L’oppression de l’individu est l’envers de la suppression de Dieu » .
La rédemption
Dieu a un projet de recréation. Déjà dans le récit des premiers chapitres de la Genèse, on voit Dieu prendre soin de couvrir la nudité de ses créatures. De plus, il annonce que la mort ne règnera pas toujours sur l’humanité, qu’il viendra un temps où la descendance de la femme anéantira le mal. La résurrection en Jésus-Christ est l’accomplissement de cette promesse. Tandis que tous les hommes naissent en Adam, autrement dit, avec le péché, tous ceux qui renaissent en Jésus revivent dans justice. Puisque les hommes ont péché contre leur Créateur, leur seul moyen de salut a été que Dieu envoie son propre Fils pour représenter une nouvelle humanité, en vivant une vie parfaite, et mourant sur la croix et en ressuscitant le troisième jour, pour racheter ceux de l’ancienne humanité qui place leur foi en lui, par la grâce de Dieu. Ceux qui mettent ainsi leur foi en Jésus-Christ, entrent dans la famille de Dieu, s’inscrive dans l’histoire du Salut, et participe au grand projet de Dieu pour l’humanité. « Au sens fort, le salut, dans la théologie biblique est l’étape charnière de l’enchaînement création - chute- rédemption - nouvelle création ».
L'antithèse biblique radicale
Dans notre réflexion sur notre monde, et surtout en apologétique, il ne faut pas oublier l’antithèse biblique radicale, soit « l'opposition diamétrale entre croyance et incrédulité et donc entre croyance et tout compromis de vérité révélée » . En effet, une opposition radicale entre croyants et incroyants se découvre tout au long des Écritures : « Il y a les fils de Caïn et de Seth (Genèse 4-6), Israël et les nations (Ex 19.5-6), les justes et les méchants (Ps1), les sages et les insensés (Prov. 1.7), les sauvés et les perdus (Mt 18:11), les enfants d'Abraham et ceux du diable (Jn 8.39-44), les élus et les non-élus (Rm 9), les croyants et les incroyants (1 Cor 6.6), pratiquants de la sagesse du monde et de la sagesse de Dieu (1 Cor 1-2), ceux qui marchent dans la lumière et ceux qui marchent dans les ténèbres (1 Jn 1.5-10) ), l'Église et le monde (1 Jn 2.15-17) » . Ce concept d’antithèse, Van Til le découvre jusque dans les divisions que l’on retrouve tout au long de l’histoire de l’Église . Comme le dit Pierre Courthial, « les théologiens ou les philosophes "chrétiens", opérant des synthèses impossibles entre le motif-de-base chrétien, biblique (création-chute-rédemption) et des motifs-de-base apostats (forme-matière ou nature-liberté) dialectiques et antinomiques, ont été successivement platoniciens, aristotéliciens, cartésiens, kantiens, hégéliens, husserliens, heideggeriens, existentialistes, marxistes, structuralistes, etc... » Nous n’avons pas à faire ce genre de compromis. Il faut maintenir la franche démarcation entre la lumière et les ténèbres, tout en n’oubliant pas que la lumière de Dieu brille même dans les ténèbres, même celles qui tentent de l’étouffer (Jean 1.5).
La grâce commune
À l’antithèse biblique radicale, il faut adjoindre le concept de grâce commune : Dieu retient le mal chez les incroyants , il permet qu’un bien commun s’opère. Malgré que l’humanité se soit révoltée, Dieu surseoit à la peine manifestation plénière de son juste jugement. L’homme reste encore une créature en image de Dieu. Bien que défiguré par le péché dans toute les dimensions de son être, l’homme est encore une créature de Dieu, vivant au sein des structures établies par Dieu. L’humanité est ainsi gracieusement bénie : épanouissement technique, médicale, artistique, etc. C’est ce qui explique que les non-chrétiens font d’excellentes choses. Même que leurs contributions culturelles sont souvent majestueuses : découvertes scientifiques extraordinaires, chefs-d’oeuvres musicales, etc. Louis Berkhof écrit, dans sa théologie systématique, que la grâce commune « limite le pouvoir destructeur du péché, maintient dans une certaine mesure l'ordre moral de l'univers permettant ainsi à une vie ordonnée de se développer, distribue divers dons et talents parmi les humains, promeut le développement de la science et des arts, et déverse de nombreuses bénédictions sur les enfants de l'humanité » . Rien n’échappe au gouvernement de Dieu, qui « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, [...] fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes » (Mt 5.45b). Dans le même esprit, Abraham Kuyper martelé l’idée selon laquelle Dieu est Seigneur de toutes choses, rappelant au passage que Dieu n’a pas retirer le mandat culturel qu’il avait donné à l’humanité.
De nos jours ce sont les non-croyants qui réalisent les plus grandes œuvres dans bien des domaines. Pourtant, beaucoup de chrétiens ont adopté une posture de retrait vis-à-vis la culture. Ils profitent de celle-ci, mais n'y contribue pas. Ils vivent alors dans l’oisiveté, tout en dépendant de la culture qui les héberge : ils se conduisent alors comme des parasites . Si nous ne prenons pas conscience de l’influence de notre culture, nous en seront d'autant plus victimes, nous serons manipuler plus aisément. Pourquoi ne pas bénéficier plutôt de tout ce qui a été permis de Dieu et qui est bon, afin de bénir les autres. « Une sorte de pessimisme convenu ignore les effets de la bienveillance générale de Dieu, éléments que Paul affirmait sans ambages dans son discours aux païens (Ac 14.17) » .
La foi et la raison
La pensée contemporaine , bien que plurielle, relève d’une certaine unité, de sorte qu’elle soit définissable. Ses caractéristiques peuvent être introduites par le refrain que l’on trouve en Juges : « chacun faisait ce qui semblait bon », conséquence d’un manque de Parole de Dieu et de leaders désignés. Il en est ainsi aujourd’hui. Cela conduit à une absence de normes dans la société, et, sans normes, la pensée change très rapidement. En écoutant les médias, surtout les plus populaires, on se rend bien compte que notre société est devenue éminemment hédoniste : culture du thérapeutique, du « fais-toi plaisir » et du bien-être personnel. Certes, tout n’est pas négatif : nos contemporains sont encore capables de se mobiliser devant le malheur des autres. Mais l’attitude dominante ressemble à celle de Pilate devant Jésus : un scepticisme aveugle vis-à-vis Dieu, qui conduit à faire preuve d’un sophisme malpropre envers le Logos incarné, dans le but de se déresponsabiliser ; un relativisme : « qu’est-ce que la vérité ? ». Le discours non-argumentatif est préféré : plus la peine de débattre, puisqu’il n’y a pas de vérité absolue. Paradoxalement, on élève ce présupposé en vérité absolue. Il n’est alors pas inhabituel que ceux qui proclament une vérité absolue soient accusés de prétention.
Les chrétiens sont influencés par cette tendance à dénigrer le discours argumentatif : plusieurs conçoivent même la foi comme opposée au raisonnement, voire au raisonnable. Or, agir de la sorte implique un retranchement du monde créé par Dieu, un abandon de la raison, un renoncement à une grande part des Écritures, et un déni d’une partie importante de l’homme, créature douée de raison. La Bible n’est pourtant pas opposée à la raison. En effet, on y voit Jésus se défendre devant les Pharisiens. Il fait bon usage de raisonnement par l’absurde. Pierre aussi argumente, notamment, en Actes 2.15, en montrant l’improbabilité que ses compatriotes soient ivres, en raison de l’heure matinale. D’ailleurs, si la Bible n’impliquait que nos émotions, il n’y aurait pas grand réconfort à des déclarations comme celles de la prise de nos fardeaux par Dieu, dans les Psaumes. Au contraire, il faut que Jésus-Christ se charge réellement de nos péchés (Mt 12). À Athènes, Paul aussi fait un discours intelligent, adapté à la situation, et informé, lorsqu’il cite Épiménide et Aratus. Dans le même esprit, 1 Pierre 3 nous enseigne : « Soyez toujours prêt à présenter votre apologie ». Dans l’histoire de l’Église, les pères apologistes et leurs successeurs témoignent d’une Église très forte en apologie : qu’on pense à Justin Martyr, Tertullien, Clément de Rome, Origène, Saint-Augustin, qui a réellement voulu connaître son Dieu (les Confessions) et comprendre sa société (La cité de Dieu) . Malheureusement, « nous en sommes arrivés, par une sorte de perversion qui passe pour de la spiritualité [...] à dire : c’est spirituel d’être idiot » . En vérité, ce n’est pas notre intelligence qui nous rapproche de Dieu, mais notre fidélité. De même, ce n’est pas notre intelligence qui nous éloigne de Dieu, mais notre péché. Ce que nous pouvons faire avec notre intelligence, c’est glorifier Dieu. Or l’état de péché obscurcit l’intelligence. C’est pourquoi, soyons : « transformés par le renouvellement de votre intelligence » (Rm 12.2).
Nous sommes appelés à intelliger dans le monde, à rayonner Dieu, à témoigner là où Dieu nous a placés, ce qui implique de connaître notre société. Si Dieu est Seigneur partout, toute pensée doit lui être amenée captive. Cela veut dire aussi la pensée dans sa totalité. Négliger l’étude de la pensée, c’est la soustraire à Dieu. Ne pas connaître la pensée de notre époque, c’est en subir l’influence. Car si nous sommes « dans ce monde, mais pas de ce monde (Jean 17), nous ne sommes pas appelés à sortir du monde, mais à y vivre, en pensant différemment. Négliger de connaître la culture, c’est offenser le mandat de Dieu. Et penser différemment c’est reconnaître que la prétention à l’autonomie du monde mène ultimement à la mort. Dans sa prétention à l’autonomie Kant dit : « Ose te servir de ton propre entendement ». C’est ne pas voir que l’autonomie est un pourrissement de la vérité . Le sceptique, quant à lui, est toujours en terrain non ferme (Augustin).
L’Église subit néanmoins l’influence du monde au point où tantôt on implante des Églises sur le modèle commercial, tantôt c’est la culture thérapeutique qui s’est implantée dans l’Église. Comme la société, les chrétiens baignent confortablement dans une culture de l’émotion. Mais n’oublions pas que les idées ne sont pas sans conséquences. L’approbation du mariage gai est la conséquence de la pensée de la plasticité de la sexualité, notamment chez Freud . L’euthanasie, ainsi que Francis Schaeffer a pu la prévoir, découle de la démission de la raison , dans une société qui change le sens des mots (on n’avorte pas, on est pro-choix !). Les idées de Kant ont aussi produit leurs fruits : on se rend bien compte que c’est dans la vision de Kant que l’on vit actuellement : c’est-à-dire dans un univers dichotomique au sein duquel 1) le monde des phénomènes est le domaine de la science (loi scientifique, universelle, pas de place ni pour la foi ni pour Dieu) et 2) le monde des noumènes est le monde de la foi, de la liberté. Pire encore, ce n’est plus seulement le domaine de la science qui s’est soustrait de Dieu, mais le monde des affaires, de la politique, de l’art . Kant disait avoir sauvé la foi : il l’a plutôt rendu sans impacts.
Pour entrer en dialogue
Comment, en tant qu’évangéliques, devons-nous interagir avec la pensée contemporaine, ou mieux comment nous engager dans la culture dans laquelle ils baignent ? D’abord, nous devons exprimer la vérité telle que nous la comprenons, avec langage de notre époque. Pour ce faire, nous devons préalablement prendre conscience que la culture elle-même nous parlent, et que nous sommes parlé par elle, et que nous la parlons . La Bible elle-même utilise les langues et les cultures des nations pour proclamer la vérité, pour révéler le Dieu véritable, pour théologiser. Jean Brun l'a bien montré, nous vivons dans le langage et nous sommes parlé par le langage. La Bible évite de rejeter la culture, mais fait le tri entre ce qui est bon et ce qui est mauvais. C’est en faisant de même qu’il nous sera possible d’établir des ponts avec les autres et de leur communiquer l'Évangile. Nous ne saurions adopter une posture postmoderne de remise en question de la vérité, ce qui de toute façon serait absurde, ni l’hédonisme et l’inquiétude hypermodernes. Ce n’est pas la mode qu’il faut suivre, mais le modèle biblique. La séduction est à rejeter, les temps longs à réhabiliter, afin de s’inscrire dans l’histoire, dans la direction de ce que le Seigneur est en train d’accomplir, de la nouvelle création.
Ensuite, nous devons reconnaître les torts du passé : torts de la modernité, du communisme, du colonialisme, mais aussi torts de l’Église : au nom de la « vérité » l’Afrique du Sud a connu l’Apartheid ; au nom d’une doctrine soi-disant biblique, de nombreux afro-américains ont souffert du racisme du Sud des États-Unis. « L’Église confesse avoir assisté en silence au dépouillement et à l’exploitation des pauvres, à l’enrichissement et à la corruption des forts. / L’Église confesse être coupable envers les hommes innombrables dont on a brisé la vie en les calomniant, en les dénonçant et en les privant de leur bonheur ! Elle n’a pas convaincu le calomniateur de son injustice, et a ainsi abandonné la victime à son sort » .
Pourtant, cela ne nous oblige pas à abandonner l’universalité, la rationalité, et la tradition, du moins telles que les Écritures les conçoivent. La « vérité » du modernisme n’est pas la vérité de la Bible. La rationalité, telle que la Bible la conçoit, est centrale. Logos, qui signifie parole rationnelle et réfléchie, est le nom de Jésus-Christ avant son incarnation, ne l’oublions pas. La rationalité est au centre de la vie chrétienne et de l’être humain. C’est notre raison qui accueille et reçoit la Révélation. On utilise la raison pour réfléchir avec ingéniosité et créativité aux moyens d’appliquer la Parole à notre existence. Nous ne sommes pas un cerveau dans un corps, comme dans la conception dualiste de Descartes, mais des êtres unifiés. Il y a influence mutuelle de l’intelligence, de la volonté et des émotions. C’est cette dimension holiste et communicationnelle de la raison que l’on valorise. L’entendement, comme les Lumières l’ont avancé, n’est pas le tout de la raison. Tout comme la vision exclusivement technologiste de la raison, qui est dangereusement limitée, l’individualisme du rationalisme de la modernité n’est pas à maintenir. Au contraire, la dimension communautaire est nécessaire au savoir. Enfin, l’accueil de la tradition n’est pas contre la raison : raison et tradition ne sont pas opposées. Dans bien des cas, c’est le rejet de la tradition qui est irrationnel. Se couper de la tradition, c’est se couper de nos racines. Une raison mature doit être en mesure de faire le tri entre bonne et mauvaise tradition.
Bibliographie
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- ↑ Martin LUTHER, Œuvres, tome I, Paris, Gallimard, 1999. Martin Luther ne sera pas d’accord avec cette idée, car ce n’est l’Église elle-même qui doit être rejetée, mais ce qu’il y a de mauvais dans sa tradition. Luther enseigne plutôt qu’on a fait dire à la Bible ce qu’elle ne disait pas, et que c’est l’autorité de la Bible plutôt que l’autorité de la tradition qu’il nous faut accepter.
- ↑ Jacques MONOD, Le Hasard et la Nécessité, Paris, Seuil, 1970.
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- ↑ Jean-François LYOTARD, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
- ↑ Richard RORTY, Contingence, ironie et solidarité, Paris, Armand Colin, 1997. Pour Rorty, par exemple, il n’y a pas de notion de vérité, et nous n’en avons pas besoin car celle-ci ne permet pas d’être authentique. Il n’est besoin que de vérités locales.
- ↑ Gilles LIPOVETSKY, L’Ère du vide : essai sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983 ; L’Empire de l’éphémère : la mode et son destin dans les sociétés modernes, Paris, Gallimard, 1987 ; avec Sébastien CHARLES, Les Temps hypermodernes, Paris, Grasset, 2004. Les deux premiers livres concernent la postmodernité, le troisième l’hypermodernité.
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- ↑ Gilles LIPOVETSKY, « La société d’hyperconsommation », Le Débat, 2003/2, no 124, p. 74-98.
- ↑ Nous avons rencontré le mot « leitmotiv » lors de nos lectures sur le compositeur Richard Wagner. Étymologiquement, ce terme issu de l’allemand et signifie motif directeur.
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- ↑ Henri BLOCHER, ibid.
- ↑ Idem., La doctrine du péché et de la rédemption, Vaux-sur-Seine, Fac Étude, 1982, p. 103.