Désenchantement du monde : Différence entre versions
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Le philosophe français Henri Bergson parle de fonction fabulatrice pour désigner la puissance de la nature qui compense, prend le relais de la rationalité<ref>BERGSON, H., ''Les deux sources de la morale et de la religion'', nouvelle édition augmentée, Paris, Éditions Arvensa, 2015 (paru initialement en 1932), p.156 | Le philosophe français Henri Bergson parle de fonction fabulatrice pour désigner la puissance de la nature qui compense, prend le relais de la rationalité<ref>BERGSON, H., ''Les deux sources de la morale et de la religion'', nouvelle édition augmentée, Paris, Éditions Arvensa, 2015 (paru initialement en 1932), p.156 |
Version du 4 janvier 2022 à 13:27
Plus d’un philosophe s’est arrêté sur le phénomène du désenchantement du monde. Ce phénomène, qui a débuté au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle et qui se poursuit aujourd’hui, nous affecte collectivement. Comme civilisation, nous avons perdu le sens commun d’appartenir à quelque chose en dehors de nous. Si la société adhère aujourd’hui à un « méta-récit », la plupart des gens n’en sont pas conscients. Il est risqué de parler d’une perte de la magie, puisque cela peut porter à confusion. Pourtant, si nous regardons en arrière, nous remarquons que nous sommes désormais, en Occident, dans une société qui a perdu sa dimension « enchanteresse ». Notre société vit, au contraire, comme si plus rien ne lui était caché. Pour comprendre cette situation, nous devons considérer ceux qui ont grandement influencé la société et dont nous subissons encore les conséquences, notamment ceux dont les idées autrefois minoritaires sont désormais largement acceptées par la société. Dans le présent article[1], nous nous attarderons à comprendre le concept du désenchantement du monde, et analyserons son effet social. Nous le placerons enfin dans le cadre évangélique.
Sommaire
- 1 Le concept de désenchantement du monde
- 2 Les sources du désenchantement du monde
- 3 Les désenchantement du monde selon Max Weber
- 4 Le désenchantement du monde selon Marcel Gauchet
- 5 Le désenchantement du monde selon Charles Taylor
- 6 Le ré-enchantement du monde
- 7 Conséquences pour la foi chrétienne
- 8 Notes et références
- 9 Bibliographie
Le concept de désenchantement du monde
Le concept de désenchantement du monde cherche à rendre compte du processus central et générateur de la « sortie de la religion » dans l’organisation des sociétés, plus précisément du passage d’un mode de structuration hétéronome (lien entre les personnes, appartenance à une grande communauté) à un mode de structuration autonome qui regarde vers l’avenir, dont relève la modernité. Ce processus a engendré une société matériellement auto-productive dans tous les domaines. Ce changement de structuration de la société expliquerait que la société a connu, au cours des quatre dernières décennies, un bouleversement des repères collectifs quant à la transcendance.
L’un des principes importants de la modernité est qu’une force est toujours nécessaire pour mettre un corps en mouvement[2], mais que ce mouvement n’a pas besoin de force pour se maintenir, de sorte que rien dans le monde n’arrive sans raison, sans cause. Il n’y a donc pas de mystère dans la nature ; tout doit pouvoir s’expliquer, être rationalisé. C’est ainsi qu’on a mis fin à l’animisme, croyance selon laquelle le monde est « animé » : comme Platon le disait, qu’il y a une « âme du monde ». La naissance de la science moderne en mettant fin au sacré fait place à l’univers matériel. La nature désacralisée devient “l’environnement” dont les humains peuvent maintenant devenir maîtres et possesseurs.
Marcel Gauchet dira que le décentrement par rapport à l’objet familier dans lequel nous étions enfermés, la foi incontestable, apporta un nouvel éclairage qui nous fit interroger ce qui auparavant allait de soi[3]. C’est ce processus mis en marche par les grands noms de la modernité qui a conduit au désenchantement.
Les sources du désenchantement du monde
Notre façon de penser est grandement influencée par les modèles de pensée des grands philosophes. Afin de voir comment nos schèmes de pensée se sont constitués et comment s’est constitué ce qui est aujourd’hui la norme, nous devons redescendre aux origines philosophiques du paradigme actuel, au début de la modernité vers la deuxième moitié du XVe siècle, modernité qui sera tour à tour marquée par de grands bouleversements scientifiques, dont la révolution copernicienne, et philosophiques, avec l'avènement du rationalisme de René Descartes et du criticisme d’Emmanuel Kant.
L'aube de la modernité
C’est vers la fin du XIVe siècle et début du XVe qu’on commence à remettre en question l’autorité et la tradition (surtout celle de l’Église). À cette époque de redécouverte des langues anciennes, les humanistes s’intéressent aux richesses de l’esprit humain. Le développement de la science, encore pratiqué au sein de la Chrétienté, remet en question les découvertes antérieures. La méthode expérimentale s’impose. On cherche à trouver un fondement certain pour la connaissance. Ce concept n’est pas contre Dieu, car il y a reconnaissance que Dieu nous a donné l’intelligence afin que nous puissions découvrir les lois qui régissent le monde. Les progrès de la science s'accompagneront néanmoins d’un éloignement de Dieu ; c’est la racine de l’individualisme et de l’autonomie. Le méta-récit change : on pense maintenant en termes de progrès. Jusque là les origines étaient importantes, mais maintenant le nouveau est mieux que l’ancien.
La révolution copernicienne chamboule la perception qu’a le monde de l’espace. Nicolas Copernic (1473-1543) remet la physique et la cosmologie d’Aristote en question. Le géocentrisme est remplacé par l’héliocentrisme. L’Église condamne Copernic et Galilée (même si ces grands penseurs ne s’opposent pas à la foi et que plusieurs d’entre eux sont de sincères Chrétiens) et soutient le géocentrisme, car cette croyance met l’homme au centre, idée que l’Église adopte comme étant biblique. Jusqu’au XVIe siècle, la science et la foi vont de pair, mais un fossé se creuse entre les deux.
René Descartes
Descartes (1596-1650) cherche à trouver une méthode pour la vérité ayant un fondement certain, sans remettre en question la foi chrétienne. Il cherche à faire tabula rasa du savoir (surtout du sens commun, qui dépend d’éléments instables). Descartes introduit une question par laquelle il ouvre la voie au doute radical : « Comment savoir que ce que l’on m’enseigne est exact ? ». Descartes tente de faire tabula rasa, afin de tout refonder sur la raison. Cette méthode sera décisive pour tout le Siècle des Lumières, et plusieurs poursuivront sur la voie du rejet d’autorités jusque-là incontestées. Le rationalisme s’impose dans une modernité dont la quintessence se trouve d’ailleurs dans l’utilisation généralisée (et universalisée) de la raison. Il croit que l’idéal du savoir se retrouve dans les mathématiques, qui nous fournissent des vérités sur lesquelles on peut compter. Descartes croit que nos sens peuvent être trompeurs. Il rejette donc tout savoir qui passe par l’intermédiaire des sens. Il veut montrer que le doute méthodique est essentiel dans l'acquisition du savoir ; la probabilité d’une vérité nous prend au piège en évitant que nous remettions en question ce à quoi elle renvoie. Il ne s’agit pas de scepticisme, mais d’une méthode qui veut arriver à la vérité et qui présuppose qu’elle existe. Descartes finit par remettre en question sa propre existence. Puis il pense avoir établi une vérité indubitable lorsqu’il écrit son fameux cogito ergo sum. C’est le fait de penser qui prouve son existence. Il prouve ensuite l’existence de Dieu en se demandant comment il pourrait, en tant qu’être fini, concevoir un être infini, si Dieu n’avait pas lui-même mis cette idée en lui. Descartes croit que c’est Dieu qui garantit la véracité des idées par son intervention continuelle. Le projet de Descartes (qui n’est pas tout à fait vide de présupposés) s’exprimera dans les Lumières. La foi et la raison seront séparées. Tout ce qui n’est pas démontrable par la raison sera évacué (miracles, interventions de Dieu, révélation).
L’empirisme
L’empirisme de David Hume (1711-1776) et John Locke (1632-1704) étudie ce qui se passe dans la réalité à travers les sens. Ce que nos sens nous apprennent au sujet du monde qui nous entoure et de nos idées est basé sur nos expériences. Hume critique le rationalisme en disant que l’expérience contredit les vérités universelles et qu’il est impossible de faire une expérience consistante des lois universelles.
Emmanuel Kant
Emmanuel Kant (1724-1804) soutient que la pensée est limitée par des cadres, les épistémès, et qu’il faut prendre du recul pour en percevoir les limites. Les questions de la connaissance (que puis-je savoir, que dois-je faire et que m’est-il permis d’espérer ?) sont centrales pour Kant qui veut les ramener à la métaphysique et les étudier dans le cadre de lois universelles. Dans les religions, il constate que tous ne sont pas convaincus par la même vérité. Dans la science, il y a le progrès, où l’on bâtit sur le travail des autres, et la vérité est a priori. Il cherchera alors à appliquer cette deuxième classe de vérités pour la métaphysique. Kant établit d’ailleurs sa philosophie critique sur le fait que que nous présupposons toujours certains principes. Il s’agit d’une philosophie qui évalue... La connaissance implique a priori. S’il fait une place à la religion, là où il y a une limite du savoir, Dieu, comme l’éternité de l’âme, n’est pas vérifiable, de sorte qu’il cesse d’être un sujet de discussion et de réflexion. La foi devient donc quelque chose qui relève de la libre décision et du domaine privé[4].
L’esprit des Lumières
Les Lumières ont présenté comme idéal ultime l’évacuation de tout ce qui empêche l’autonomie de l’homme. L’hétéronomie suggère qu’il y a une loi plus haute que celle de l’homme et cela devient inacceptable. Kant, suivi par Max Weber, soutient une éthique du devoir avec des règles de provenance humaine. L’autonomie devient la valeur des valeurs car elle signifie l’indépendance de l’humain. On soumettra donc le discours biblique à la raison autonome et bientôt toute l’histoire biblique sera remise en question. Le monde dit mythologique de la Bible est rejeté pour faire place aux normes de la rationalité scientifique.
Les désenchantement du monde selon Max Weber
Max Weber (1864-1920), sociologue moderne Allemand, rédige son ouvrage fondateur L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme en deux articles en 1904-05 (publié plus officiellement en 1920 en tant que livre). Weber s’intéresse aux comportements individuels et à leur influence sur le fonctionnement de la société. Il entreprend ses recherches dans le contexte de la culture et du développement historique de celle-ci. De cette façon, Weber ne s’arrête pas aux données brutes, dans le domaine de l'économie par exemple, mais étudie aussi les mouvements sociaux qui, pour lui, sont appelés à avoir un impact direct sur ces données. La sociologie de Weber est souvent appelée « sociologie compréhensive », car Weber réfléchit à la signification et la façon dont les idées deviennent une force conductrice dans l’histoire. En cherchant à découvrir « l’esprit » du capitalisme, il parlera de Entzauberung, qui peut être traduit par « perte de la magie ». Dans son étude de l’histoire, il explique que l’éthique de la Réforme a fait basculer la tendance religieuse dominante de l’ascétisme vers la nouvelle notion de « vocation », qui n’existait pas dans l’Antiquité ou chez les Catholiques. La vocation des chrétiens est de s’acquitter de leur devoir envers la société et de considérer que leurs tâches quotidiennes ne sont que des maillons dans la chaîne des affaires du monde. De cette façon, la vie religieuse peut être aussi bien vécue dans les moments les plus banaux en apparence d’une personne. Pas très adepte des enseignements de Calvin, Weber dénonce quelques-unes de ses doctrines. C’est tout de même le calvinisme qui fournit, d’après Weber, l’énergie morale et l’entrain de l’entreprise capitaliste. Car ce sont les valeurs du puritanisme qui ont permis l’avènement du capitalisme, système que Weber définit comme la recherche l’attente d’un profit rendu possible par les opportunités d’échanges[5].
Le désenchantement du monde selon Marcel Gauchet
Marcel Gauchet est un philosophe politique dont les recherches portent sur l’avènement de la démocratie. Il souhaite que « les préoccupations de la société civile pénètrent la sphère politique ». Il interprète le concept de désenchantement du monde de Weber comme étant « l’élimination de la magie en tant que technique de salut[6] ». Sa définition est beaucoup moins stricte que celle de Weber. Dans son livre Le désenchantement du monde, paru en 1985, Gauchet définit le désenchantement du monde comme « l’épuisement du règne de l’invisible[7] ». Son livre en plus de redéfinir le désenchantement du monde, en tire les conséquences : la société déclare son indépendance vis-à-vis de Dieu. L’investissement dans l’ici-bas se fait alors au détriment de l’engagement envers l’au-delà[8], dit-il. Cependant, Gauchet n’oublie pas Dieu comme la société moderne l’a fait. Il reconnaît plutôt que le christianisme est un facteur déterminant de la modernité et même que c’est « la religion de la sortie de la religion[9] ». Il ne nie pas non plus le besoin qu’ont les êtres de croire : la religion « exprime une option fondamentale dont, si éloignés que nous soyons, nous retrouvons l’écho au tréfonds de nous-même[10]. » En plus de reconnaître la fonction unificatrice de la religion, Gauchet s’intéresse à ce que la société moderne a trouvé comme remplacement ou équivalent à la religion. Car il constate qu’un changement religieux a eu lieu, plutôt qu'une évacuation. Tandis que Kant cherchait à sonder les profondeurs de la pensée humaine, Gauchet croit que nous en avons perdu le secret, Dieu ayant cessé d’être un sujet de discussion publique.
La sortie de la religion
Gauchet croit que, pour comprendre la modernité, il faut la redéfinir rigoureusement en fonction de « la sortie de la religion ». Il établit d’abord que l’essence du religieux se trouve dans le « rapport de dépossession entre l’univers des vivants-visibles et son fondement[11] ». Le christianisme implique la possibilité d’une communion avec Dieu et donne naissance à une institution pour guider les humains dans leur quête personnelle. La modernité a rendu possible de se situer en dehors de cette institution, en autorisant une relation plus directe avec Dieu (conséquences de la Réforme) ou, même, en refusant l'idée de la divinité. On est alors passé d'un monde de l'hétéronomie à un monde de l'autonomie, c’est-à-dire un monde dans lequel les hommes se donnent leurs propres règles. De ce point de vue, le christianisme est donc bien « la religion de la sortie de la religion »[12], ce qui ne signifie pas pour autant « sortie de la croyance religieuse », mais « sortie d'un monde où la religion est structurante, où elle commande la forme politique des sociétés et définit l'économie du lien social[13]. » Ce dieu qui cesse d’être présent témoigne aussi de la perte du « monde divin », qui fait place à un monde régit entièrement par les sociétés et leurs habitants. L’avènement de l’État fait place à un nouveau souverain qui accorde à ses sujets le droit de s’auto-administrer. « Lorsque, sous l’effet du partage achevé de ce monde d’avec le royaume qui n’est pas de ce monde, l’instance politique en vient à se charger de la représentation et de la gestion d’ensemble de l’être collectif, l’exercice en acte de la souveraineté des individus n’est plus très loin[14]. »
La nouvelle « laïcité » ne s’est pas constituée en dehors du religieux mais à l’intérieur, en se « nourrissant de sa substance[15] ». Gauchet insiste sur la qualité de la foi chrétienne survenue lors de la Réforme[16], qu’il appelle « l’exigence chrétienne de conversion », et qui a été jumelée à l’idée de « l’intérêt du créateur pour sa créature[17] », comme ayant accéléré la marche de la modernité[18]. Il déclare qu’il y a « dorénavant un homme intérieur (le ”pouvoir de l’intériorité”[19], une autre conséquence de la Réforme), absolument indépendant en ultime ressort, au fond de lui-même, dans sa relation à Dieu[20]. »
Il n’y a cependant pas que les doctrines issues de la Réforme à avoir joué un rôle dans la transformation de la société, mais aussi l’État qui facilite le retrait du divin au plan civique : « ce remaniement d’ensemble a délivré l’individu de toute obligation d’appartenance en transférant la totalité de la dimension collective dans la sphère de l’État[21]. » Le résultat est l’autonomie de l’humain sur le plan global ; il devient maître de lui-même.
La fin du cadre mythique
Dans son livre Le désenchantement du monde, Gauchet fait très attention à ne pas réduire le phénomène du désenchantement à une simple formule, mais insiste sur la sa complexité, et surtout sur le long cheminement, dans la sphère sociale (publique), qui a abouti à l’effacement du divin[22]. Gauchet explique que nous sommes passés d’un cadre de pensée « mythique » à un cadre qui relève de la raison[23]. Ces deux cadres, dit-il, dépendent d‘une institution : « Il s‘agit dans les deux cas de la détermination intégrale de la réalité présente par un principe situé absolument au-dehors d‘elle: par l‘origine, par le passé fondateur dans le premier cas, par le sujet divin et son infinie présence à lui-même dans le second[24]. » Le désenchantement affecte plusieurs aspects de la vie en société; « un nouveau mode de pensée, un type inédit de rapport à la nature, une forme neuve de rapport à soi-même et de lien avec les autres[25]. » Ces changements en font ressortir les marqueurs familiers, dont l‘individualisme et l'appropriation du monde naturel. Nous avons déjà vu que l‘avènement de la modernité a mis la rationalité sur un piédestal. L‘épanouissement de cet élan a été possible grâce à la « complète dissociation de la sphère visible d‘avec son principe invisible[26]. »
Le désenchantement du monde selon Charles Taylor
Professeur émérite de philosophie éthique, sociale et religieuse à l’université McGill, Charles Taylor a beaucoup écrit sur le sujet de la sécularisation et de l’apparente « perte des valeurs » de la société dite post-moderne[27]. Taylor développe sa conception de l’être sur la base de notre expérience vécue contemporaine, par une approche historique tenant compte des sources de cette expérience. Cette modalité historique est importante pour expliquer les « sources du moi » contemporain. Son approche philosophique est nourrie par la théologie. Taylor n’adhère pas à ce qu’il appelle la théorie de la soustraction qui déclare que la composante sociale morale soit en train de disparaître de la société. Il suggère plutôt que la moralité elle-même se transforme. Il attribue ce changement au fait que la modernité a libéré les individus de leur attachement à un ordre hiérarchique donné qui donnait une signification à la vie[28]. La conséquence négative a été une montée de l’individualisme où la moralité est déterminée par l’individu plutôt que par la collectivité. Ceci est l’un des résultats du passage de l’hétéronomie à l’autonomie. Les structures hétéronomes du passé deviennent des obstacles à une « vie authentique » et l’éthique de ce genre de vie est jugée dégradante par certains. En réalité, cette « nouvelle moralité », et l’éthique qui s’y rattache, s’ancre dans un système aussi complexe et exigeant que, par exemple, celui de l’Église catholique du XVIe siècle. Taylor affirme que l’éthique de l’authenticité (The Ethics of Authenticity, 1992) requiert une nouvelle affiliation attachée au relativisme.
L'Âge de la sécularité débute pour Taylor au début du XVIe siècle. Taylor étudie les possibilités qui soutiennent ce que nous sommes en mesure de faire et qui représentent ce que nous comprenons et acceptons, et dont découle notre expérience vécue contemporaine.
En ce qui a trait à la sécularisation, Taylor relève trois sens[29] : 1) le processus de la modernité, qui est la poussée de l’ancien vers le moderne et dans lequel la religion passe du public au privé ; 2) le déclin des pratiques religieuses et leur marginalisation ; 3) les conditions de croyance qui ont changé depuis le XVIe siècle.
La nouveauté, c’est que nous avons maintenant la possibilité de ne pas croire[30]. Taylor veut expliquer cette perte et la transformation des possibilités pour que nous puissions en comprendre le fruit qui est la sécularité. Il étudie donc ce que la culture a construit au cours des cinq derniers siècles et les possibilités qui se sont ajoutées tout en tenant compte des conditions minimales nécessaires pour nos expériences.
Les méta-récits sont importants pour Taylor, qui refuse la position de Jean-François Lyotard, en soutenant que tout ce qui relève de l’expérience humaine est raconté dans une grande histoire. Pour que cette grande histoire ne soit pas trop simplifiée, Taylor a recours au concept d’« imaginaire social », qui consiste en l’histoire qui nous est racontée à une époque donnée. Les deux cadres possibles de cet imaginaire social sont l’immanent et le transcendant.
Le matérialisme et le naturalisme, qui rejettent le transcendant, sont devenus deux cadres culturellement acceptés. Nous avons aujourd’hui une tendance à l’épuration du quotidien de tout ce qui est transcendant tandis qu’avant la Réforme le monde et le quotidien baignaient dans le spirituel. C’est le désenchantement du monde[31]. Or l’envers du désenchantement du monde est le développement du soi. Le soi avant le XVIe siècle n’est pas replié sur lui-même, mais tourné vers l’autre. C’est ainsi que Taylor affirme que le point d’aboutissement de notre société moderne est la « prise de conscience tamponnée » du monde extérieur.
Par ses recherches, le philosophe nous encourage à trouver une façon de franchir cette barrière, ce qui exige un apport transcendant. Sans ordre cosmique, nous sommes détachés ce qui rend le sentiment d’appartenance d’autant plus insaisissable.
Le ré-enchantement du monde
Devant cette situation, un ré-enchantement du monde est-il possible ou même souhaitable ? Comme Taylor, nous remarquons que nos sociétés n'ont pas que perdu les valeurs d’autrefois, comme si elles étaient devenues sans valeur. Au contraire, une nouvelle réalité a été progressivement acceptée, plus ou moins inconsciemment. C’est cette nouvelle réalité qu’il faut avoir saisie avant de la contestée, car un retour en arrière ne semble plus possible.
Le philosophe français Henri Bergson parle de fonction fabulatrice pour désigner la puissance de la nature qui compense, prend le relais de la rationalité[32]. L’homme est un être intelligent qui lutte contre les risques de la vie en inventant des dieux. La fonction fabulatrice est l’étincelle du divin qui est en lui et qui lui permet de réenchanter le monde. Or cela reste une pure invention de l’homme, et n’est donc pas un résultat de la modernité, mais plutôt de l’évolution créatrice, qui fait de l’homme un être intelligent. Bergson croit donc que les humains ont dû enchanter un monde désenchanté, et qu’ils l’ont fait par l’entremise de la religion. Cela dit, la présupposition de Bergson selon laquelle l’homme est l’inventeur de la religion ne permet pas une discussion à propos du retrait de la religion de la sphère publique et l’effet que cela produit sur la vie humaine.
Certains, comme le sociologue Peter Berger, affirment que le désenchantement du monde chez Gauchet et d’autres est mal défini. Berger se sert alors de l’expérience empirique pour discréditer les observations de Weber, dont il remarque qu’elles relèvent d’un conflit entre la science et la théologie[33]. Ce qu’il faut considérer selon lui, ce sont les problèmes qu’engendrent le pluralisme, et non le retrait de la religion. En se basant sur la capacité humaine à croire, espérer et juger entre le bien et le mal, Berger écarte le concept du désenchantement. Son analyse ne s’inscrit cependant pas tout à fait dans le même cadre que celui de Gauchet ou de Taylor. Ceux-ci ne nient pas l’existence de plusieurs religions à travers le monde ni des qualités humaines qui reflètent celles de leur Créateur, mais ils perçoivent tout de même l’élan de la modernité sur le plan social, comme propulseur du passage de l‘hétéronomie vers l‘autonomie. Une personne peut demeurer dépendante de Dieu, tandis que le monde qu‘elle habite se déclare autosuffisant.
Dans son livre Recapturing the Wonder: Transcendent Faith in a Disenchanted World, Mike Cosper plaide en faveur d’un ré-enchantement non pas comme entreprise sociale mais dans la vie intérieure chrétienne. Son livre s’adresse surtout à un public croyant capable de prendre conscience du cloisonnement de la foi dans leur propre vie. Il s’agit d’un symptôme d’un mal plus profond qui a une portée beaucoup plus large. Toutefois, il est possible de « récupérer » cet enchantement de la vie chrétienne grâce au cadre transcendant incontournable qui nous est donné par Dieu. La différence entre la vie d’aujourd’hui et celle d’autrefois est l’individualisme qui s’est répandu et qui nous a grandement influencé dans notre perception du monde et de nous-mêmes. Il n’est donc pas surprenant que la « solution » proposée par Cosper soit de nature individuelle : prendre conscience du dommage causé par le désenchantement et œuvrer dans sa propre relation avec Dieu de manière à vivre dans l’enchantement de la révélation. Ce genre de vie aura, on l’espère, pour effet de rallier ceux autour de nous pour les pointer vers ce qui est plus haut que nous et qui a le pouvoir de nous rassembler.
Conséquences pour la foi chrétienne
Dans sa préface à la version anglaise du livre de Gauchet, Taylor explique que la croyance religieuse n’est pas seulement un ensemble de croyances, mais une pratique qui définit ce qu’il appelle l’imaginaire social[34]. Tandis que le désenchantement du monde témoigne du passage de l’hétéronomie à l’autonomie, la croyance religieuse, elle, permet un sentiment d’appartenance à quelque chose de plus grand.
La religion chrétienne soutient que Dieu a pris le premier pas vers l’homme (Jn 1.14; 2 Cor 5.19 ; Ac 2.39) et que c’est lui qui lance l’appel pour qu’une personne vienne à le suivre (Jn 10.27). L’ensemble d’écrits qui compose la Bible est une révélation de la part de Dieu, un don envers nous. La Bible nous révèle la personne de Dieu en décrivant ses attributs Ps 198.3-4 ; 29.4 ; 93.2 ; 104.24) et en nous racontant ses intentions envers nous (Gn 3.15 ; Jr 29.11 ; 2 Tim 3.16 ; 1 Jn 3.1).
Plusieurs points de la révélation biblique et des doctrines que l’on en tire semblent être incompatibles avec la nouvelle éthique et les valeurs modernes. Comme Taylor le dit, nous ne sommes pas à la recherche d’un retour en arrière, mais d’une compréhension de cette nouvelle éthique. Plutôt que d’être à la recherche des problèmes qui ont causés et qui causent ce désenchantement, tournons-nous vers l’enchantement de la révélation. La révélation s’inscrit nécessairement dans un cadre transcendant et présuppose un donateur, pour reprendre le langage de Jean-Luc Marion. Lorsque nous lisons la Parole de Dieu, nous ne sommes pas seuls, retirés ou tournés vers nous-mêmes. Nous n’utilisons pas l’Écriture instrumentalement, à nos propres fins. L’enchantement de la révélation ne fait pas de Dieu un grand magicien, mais reconnaît plutôt en lui quelqu’un qui perce le voile nous séparant de la vraie grande histoire.
Le concept de méta-récit, disparu avec la modernité, ne peut être réhabilité que lorsque nous recevons le message de l’Évangile qui produit de merveilleux liens entre les individus de partout et d’ailleurs. « Si nous sommes sortis du religieux, dans tous les sens du terme, il ne nous a pas quittés, et peut-être, toute terminée que soit sa course efficace, n’en aurons-nous jamais fini avec lui.[35] »
Notes et références
- ↑ Ce travail dépend grandement des notes du cours La Pensée Contemporaine donné par Amar Djaballah à l’été 2020 à la Faculté de théologie évangélique de Montréal.
- ↑ Voir, entre autres, Emmanuel KANT, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, tome 2, Gallimard.
- ↑ GAUCHET, M., Le désenchantement du monde, Paris, Éditions Gallimard, 1985, p. 36
- ↑ C’est ce que Gauchet nomme « la sortie de la religion » qui est un rejet de l’hétéronomie au profil de l’autonomie du profil.
- ↑ WEBER, M., The Protestant Ethic and The Spirit of Capitalism, Routeledge Classics, 2001 (initialement paru en 1930), p.xxxii
- ↑ GAUCHET, M., Le désenchantement du monde, Paris, Éditions Gallimard, 1985, p.10 et « le “protestantisme ascétique” cher à Max Weber ne constitue que la frange pionnière et la fraction émergée d’un immense mouvement souterrain qui, recouvert, dénié, au milieu de mille résistances a peu à peu partout imposé l’optimisation active de la sphère terrestre en lieu et place de l’ancienne soumissions limitative à l’intangible. » p.155
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid., p.15
- ↑ Ibid., p.43
- ↑ Ibid., p.11
- ↑ GAUCHET, La Religion dans la Démocratie, Paris, Gallimard, 1998, p.
- ↑ Ibid., p.114
- ↑ GAUCHET, Le désenchantement du monde, Paris, Éditions Gallimard, 1985, p.116
- ↑ ”...la Réforme vaut effectivement inauguration des Temps modernes. Elle marque au plus explicite le changement qui va conditionner tous leurs autres développements : la déhiérarchisation et l’égalisation pratiquées entre l’ici-bas et l’au-delà, clé de voûte de la transformation générale de l’activité humaine à venir.” p. 313
- ↑ Ibid., p.126
- ↑ ”Elle (la Réforme) fonctionne moins comme cause ou source que comme amplificateur ou multiplicateur...”, p.182
- ↑ Ibid., p.272
- ↑ Ibid., p.127
- ↑ Ibid., p.130
- ↑ « On ne peut pas comprendre l’extraordinaire modification du régime et des perspectives de l’activité humaine intervenue avec l’émergence des sociétés modernes si on ne la saisit dans la suite des grandes réorientations du refus religieux...», p.133
- ↑ Ibid., p.123
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid., p.122
- ↑ Ibid.
- ↑ Cette section s’appuie sur une conférence sur Charles Taylor donnée par Marc Djaballah à l’été 2020 dans le cadre du cours La Pensée Contemporaine.
- ↑ GAUCHET, M., Le désenchantement du monde, Paris, Éditions Gallimard, 1985., p.3
- ↑ TAYLOR, Charles, The Ethics of Authenticity, Cambridge, Harvard University Press, 2018, p.2-9
- ↑ Ibid., p.2
- ↑ Ibid., p.3
- ↑ BERGSON, H., Les deux sources de la morale et de la religion, nouvelle édition augmentée, Paris, Éditions Arvensa, 2015 (paru initialement en 1932), p.156
- ↑ BERGER, P., A Rumor of Angels: Modern Society and the Rediscovery of the Supernatural, New York, Open Road Media, 2011 (paru initialement en 1969), chapitre 2 (eBook)
- ↑ GAUCHET, The Disenchantment of the World, Princeton, Princeton University Press, 1997, p. x.
- ↑ GAUCHET, M., Le désenchantement du monde, Paris, Éditions Gallimard, 1985, p.115
Bibliographie
- BERGER, P., Rumor of Angels: Modern Society and the Rediscovery of the Supernatural, New York, Open Road Media, 2011 (paru initialement en 1969).
- BERGSON, H., Les deux sources de la morale et de la religion, Nouvelle édition augmentée, Paris, Editions Arvensa, 2015 (paru initialement en 1932).
- COSPER, M., Recapturing the Wonder: Transcendent Faith in a Disenchanted World, Grand Rapids, IVP Press, 2017.
- GAUCHET, M., Le désenchantement du monde, une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985.
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