Hans Robert Jauss : Différence entre versions
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* KALINOWSKI, Isabelle, « Hans-Robert Jauss et l’esthétique de la réception », ''Revue germanique internationale'', 8, 1997, p. 151-172. | * KALINOWSKI, Isabelle, « Hans-Robert Jauss et l’esthétique de la réception », ''Revue germanique internationale'', 8, 1997, p. 151-172. | ||
− | * Hans Robert | + | * JAUSS, Hans Robert, ''Pour une esthétique de la réception'', traduit par Claude Maillard, Paris, Gallimard, 1978. |
* JAUSS, Hans Robert, ''Pour une herméneutique littéraire'', trad. de l'allemand par Maurice Jacob, Paris, Gallimard, 1988. | * JAUSS, Hans Robert, ''Pour une herméneutique littéraire'', trad. de l'allemand par Maurice Jacob, Paris, Gallimard, 1988. |
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Hans Robert Jauss (12 décembre 1921-1er mars 1997) est historien et théoricien allemand de la littérature française médiévale et moderne. Il est, avec Wolfgang Iser, l’un des principaux représentants de l’école de Constance. Cette école développe des théories de la réception et de la lecture sur la base de la différence ontologique entre texte et lecture, et fait ressortir l’importance du récepteur dans la transmission de l'œuvre littéraire. Pour Jauss, l’historicité de la littérature s’ancre sur l’expérience du récepteur, expérience qui est elle-même enracinée dans l’horizon d’attente de la communauté de lecteurs à laquelle le récepteur appartient. Cette expérience du récepteur est constituée par l’acte de lecture, qui est toujours actif. Après avoir survolé la vie de Jauss, nous proposerons un parcours de son œuvre, puis nous discuterons d’un des aspects qui nous semble primordial de celui-ci, à savoir la notion « horizon d’attente ».
Sommaire
Biographie
Jeunesse
Jauss est né à Göppingen, ville souabe d’Allemagne, le 12 décembre 1921, d’une famille d’enseignants à l’arrière-plan piétiste. Le jeune Jauss joue de la musique classique avec son frère et s’intéresse à la littérature, aux langues, ainsi qu’à la philosophie. À l’âge de 13 ans, il est admis au sein de la Jeunesse hitlérienne, dans laquelle il s’implique[1].
Carrière militaire
Durant la Deuxième Guerre mondiale, sa carrière militaire est fulgurante. Il sert dans plusieurs régiments et reçoit de nombreuses distinctions. Comme officier de la Waffen-SS, il obtient rapidement le grade de « capitaine-chef d’assaut SS de réserve ».
Captivité
Après la guerre, il s’inscrit à l’Université de Bonn avec de faux papiers, mais doit se rendre aux autorités britanniques qui le recherchent en raison de son arrière-plan nazi[2]. Sa captivité est pour lui l’occasion de s'instruire : il suit des cours de langues, de philosophie et d’histoire littéraire dans l’école du camp où il est détenu. Jauss est libéré en 1948 après avoir été condamné à payer une amende en raison de son appartenance à la Schutzstaffel (SS).
Études universitaires
Après sa libération et suite à l’obtention de son certificat de dénazification (Entnazifizierung), il étudie à l’Université de Heidelberg. Sa thèse, qui s’intitule Temps et souvenir dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Une contribution à la théorie du roman (1957)[3] de doctorat, aborde le roman monumental (en sept tomes) de Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, en tant que nécessaire à la compréhension de la structure du roman moderne.
Sa thèse d'habilitation à diriger des recherches, La Poésie des animaux au Moyen Âge (Untersuchungen zur mittelalterlichen Tierdichtung, 1959), porte sur le rapport, dans le cas du Roman de Renart, entre prendre en compte les attentes de la communauté de lecteurs et découvrir l’originalité de la forme textuelle. Jauss cherche à montrer que la qualité d’être autre de l’expérience esthétique de cette littérature du Moyen Âge nous est devenue étranger à ceux qui viennent au texte à travers un regard moderne.
Carrière académique
Dans ses travaux postérieurs, Jauss se dresse contre la doctrine poétique d'Ernst Robert Curtius, celle que l’on retrouve dans La littérature européenne et le Moyen Âge latin où Curtius défend la thèse selon laquelle les topoï littéraires sont dotés d’une identité ou d’une immuabilité qui se situe en dehors du temps.
En 1963, Jauss fonde, avec Clemens Heselhaus, Hans Blumenberg et Wolfgang Iser, le groupe de recherche Poétique et Herméneutique à Giessen, auquel participe Reinhart Koselleck. Puis, il obtient un poste de professeur de philologie romane et de théorie de la littérature en 1966 à l’Université de Constance, où il enseigne jusqu’en 1987. Sa carrière universitaire au sein de cet établissement sera saluée en raison de ce qu’elle manifeste une capacité à réconcilier les antagonismes philosophiques autour de traditions partagées.
Ayant été l’élève de Hans-Georg Gadamer, il déploie, à travers de nombreuses analyses, une herméneutique de la littérature : il s’intéresse à la manière dont nous pouvons comprendre des textes littéraires dès lors que nous ne sommes pas les auditeurs initiaux. Dans deux ouvrages phares, Pour une esthétique de la réception (1978) et Pour une herméneutique littéraire (1982), il propose une approche rendant compte de ce qui dans les œuvres littéraires sert, sur le plan esthétique, de signe distinctif[4].
Affaire Jauss
Il meurt le 1er mars 1997. Ce n’est qu’après sa mort que ce qu’on appelle « l’affaire Jauss » éclate, quand Jauss est accusé par plusieurs d’avoir caché, notamment en cryptant son témoignage, de nombreux détails de son passé militaire, dont des crimes de guerre[5]. L’issue de l’affaire est toujours incertaine, étant donné la récence de la polémique dont les échos sont internationaux.
L’esthétique de la réception
Jauss reprend l’enseignement de son maître Gadamer, pour l’appliquer à la réception des œuvres littéraires. L’intention de Jauss est de réhabiliter pleinement l’histoire de la littérature, dont il déplore la perte de légitimité durant la modernité. L’ensemble du travail de Jauss peut être circonscrit à travers l’expression d’« esthétique de la réception », que l’on retrouve dans le titre de son ouvrage principal, Pour une esthétique de la réception, paru en 1978 et qui rassemble six essais de l’auteur. Dans ce livre, Jauss s’attaque aux esthétiques influencées par le positivisme, notamment au marxisme et au structuralisme qui occupent une place importante dans le paysage intellectuel de l’époque.
Le modèle d’interprétation de Jauss concerne à la fois la lecture et la valeur du texte littéraire : elle doit conduire à la compréhension de l’originalité d’une œuvre. Dans ce modèle, la notion d’originalité est pensée comme catégorie historique[6]. Jauss articule sept thèses qui forment la base de cette théorie de la réception.
Première thèse
« Pour rénover l’histoire littéraire, il est nécessaire, d’éliminer les préjugés de l'objectivisme historique et de fonder la traditionnelle esthétique de la production et de la représentation sur une esthétique de l'effet produit et de la réception. L'historicité de la littérature ne consiste pas dans un rapport de cohérence établi a posteriori entre des “faits littéraires” mais repose sur l'expérience que les lecteurs font d'abord des œuvres. Cette relation dialectique est aussi pour l'histoire littéraire la donnée première. Car l'historien de la littérature doit toujours redevenir d'abord lui-même un lecteur avant de pouvoir comprendre et situer une œuvre, c'est-à-dire fonder son propre jugement sur la conscience de sa situation dans la chaîne historique des lecteurs successifs.[7] »
Réformer l’étude historique des œuvres littéraires implique de sortir de cette vision positiviste de l’histoire qu’est l’objectivisme historique, au profit d’une approche qui prenne en compte la manière dont la littérature est comprise dans l’histoire. L’objectivisme historique limite le sens de l'œuvre littéraire en empêchant celle-ci de fonctionner comme telle. À l’époque où Jauss écrit, le marxisme, le formalisme et le structuralisme les conceptions de l’histoire et les approches qui en découlent. Or, le marxisme limite le sens à sa fonction sociale, tandis que le formalisme et le structuralisme l'assujettissent à sa fonction symbolique. Leurs adeptes cherchent un sens objectif et immuable de l’œuvre littéraire. C’est en réponse à cette manière de penser historico-objectiviste que Jauss construit sa théorie de l’effet produit par l'œuvre et de la réception comme relevant de paradigmes esthétiques. Comment un texte est-il reçu par une communauté de lecteurs ? Sur le plan de la transmission, c’est-à-dire d’une médiation temporelle de la littérature, quelle est l’œuvre de l’œuvre ? Ces questions nécessaires à la compréhension du sens que de prendre en compte l’effet produit par un texte chez les lecteurs. L’objectivisme historique, de par son positivisme, évacue la dimension artistique, esthétique de la littérature, de même que son historicité, car il enferme l’histoire littéraire dans un système de lois de causalité. Or ces lois de causalité ne permettent pas d’évaluer l’effet de la réception d’une œuvre. Car la fonction symbolique du texte et sa fonction sociale sont interreliées.
Deuxième thèse
« L'analyse de l'expérience littéraire du lecteur échappera au psychologisme dont elle est menacée si, pour décrire la réception de l'œuvre et l'effet produit par celle-ci, elle reconstitue l'horizon d'attente de son premier public, c'est-à-dire le système de références objectivement formulable qui, pour chaque œuvre au moment de l'histoire où elle apparaît, résulte de trois facteurs principaux : l'expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme et la thématique d'œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et l'opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne.[8] »
À travers cette deuxième thèse, Jauss empêche l’interprétation littéraire de tomber dans le subjectivisme ou, pour reprendre le terme qu’il emploie, le psychologisme. Quand nous lisons un texte ancien, il faut reconnaître que, en raison de la distance historique, notre horizon d’attente diffère de celle des premiers lecteurs. Ceux-ci lisaient le texte dans un cadre interprétatif propre à leur condition historique, et ce de manière naturelle, sans nécessairement en avoir conscience. La figure du lecteur fait partie du texte, lequel s’adresse à un public particulier chez qui il produit une expectative. Or, pour nous qui lisons dans un contexte nouveau, il n’est plus possible de faire une lecture naïve comme celle que faisaient les premiers lecteurs, puisque n'étant pas les destinataires originaux du texte, celui-ci n’a pas été conçu pour répondre aux schémas qui orientent nos attentes vis-à-vis du texte. Ainsi, si nous voulons recevoir le texte de manière à bénéficier de son pouvoir esthétique original, nous devons reconstruire, reconstituer le cadre interprétatif des premiers lecteurs. Ainsi, comme nous ne partageons pas la sensibilité socio-historique de leurs croyances, aspirations, anticipations, nous sommes forcés de faire des recherches sur la culture de l’époque, afin de reconstituer la vision du monde nécessaire à la lecture normale du texte. Ce n’est qu’à partir de ces lunettes qu’il devient possible de saisir la réaction authentique des premiers lecteurs, réaction qui passe par l’expérience que le public possédait préalablement du genre littéraire : une œuvre s’inscrit toujours dans un environnement littéraire, avec ses formes, ses thématiques, etc. Ainsi, l’horizon de compréhension d’une œuvre n’est pas individuel, mais trans-subjectif. C’est cela qui permet d’évacuer le subjectivisme.
Troisième thèse
« Pouvoir ainsi reconstituer l'horizon d'attente d'une œuvre, c'est aussi pouvoir définir celle-ci en tant qu'œuvre d'art, en fonction de la nature et de l'intensité de son effet sur un public donné. Si l'on appelle «écart esthétique» la distance entre l'horizon d'attente préexistant et l'œuvre nouvelle dont la réception peut entraîner un «changement d'horizon» en allant à l'encontre d'expériences familières ou en faisant que d'autres expériences, exprimées pour la première fois, accèdent à la conscience, cet écart esthétique, mesuré à l'échelle des réactions du public et des jugements de la critique (succès immédiat, rejet ou scandale, approbation d'individus isolés, compréhension progressive ou retardée), peut devenir un critère de l'analyse historique.[9] »
L’horizon d’attente permet d’évaluer une œuvre littéraire en fonction de l’intensité de son effet sur son public. L’écart esthétique que produit une œuvre d’art relève de l’horizon d’attente en ce que cet horizon est présupposé et dépassé par l'œuvre. Il y a écart esthétique lorsqu’une distanciation entre l’attente du lecteur et ce que propose l'œuvre s’effectue. La valeur esthétique d’une œuvre est fonction de cette distanciation en qu’elle dépend de la manière dont le texte répond à l’attente du premier public. En effet, si à quoi sert une œuvre qui ne transforme pas l’esprit du récepteur ? De la sorte, l’un des plus grands dangers pour l'œuvre d’art, est d’être domestiqué dans le processus de transmission. Ce qui donne de l’importance à une œuvre, c’est sa capacité d’élargir, de transformer la vision du monde des lecteurs. Le rôle de l’art est d’enrichir l’esprit humain, de s’attaquer aux représentations mentales qui orientent l’action des hommes. Ces représentations sont d’ailleurs déjà informées par l’expérience de textes que les destinataires ont précédemment lus. C’est ainsi que, dans un texte, il importe de voir qu’il y a l’occasion d'une conversation intertextuelle qui, idéalement, peut permettre au lecteur de changer. L’esthétique et l’éthique sont donc intrinsèquement liées pour Jauss, de sorte que l'œuvre doit être évaluée selon le fruit qu’elle porte dans les limites de ce qu’elle autorise.
Quatrième thèse
« La reconstitution de l'horizon d'attente tel qu'il se présentait au moment où jadis une œuvre a été créée et reçue permet en outre de poser des questions auxquelles l'œuvre répondait, et de découvrir ainsi comment le lecteur du temps peut l'avoir vue et comprise. En adoptant cette démarche, on élimine l'influence presque toujours inconsciente qu'exercent sur le jugement esthétique les normes d'une conception classique ou moderniste de l'art, et l'on s'épargne la démarche circulaire qui consiste à recourir à l'”esprit du temps”. On fait apparaître clairement la différence herméneutique entre le présent et le passé dans l'intelligence de l'œuvre, on prend conscience de l'histoire de sa réception, qui rétablit le lien entre les deux horizons, et l'on remet ainsi en question, comme dogme métaphysique d'une philologie restée plus ou moins platonicienne, la fausse évidence d'une essence poétique intemporelle, toujours actuelle, révélée par le texte littéraire, et d'un sens objectif une fois pour toutes arrêté, immédiatement accessible en tout temps à l'interprète.[10] »
Afin de ne pas faire une interprétation dominée par nos propres conceptions artistiques, il importe de prendre en compte l’écosystème des œuvres que l’auteur d’un texte supposait et qu’il partageait avec les premiers lecteurs, de manière à pouvoir cerner la problématique du texte. On ne comprend réellement le texte que dans la mesure où nous sommes en mesure d’identifier la ou les questions auxquelles il répond. En effet, une œuvre répond à des questions précises qu’il ne revient pas au lecteur d’imposer, car ces questions relèvent du monde de l’auteur. Ainsi, lire un texte pour lui associer un sens que nous aurions décidé d’avance c’est le dénaturer. Si un récepteur décide de changer le sens d’un message, il n’est plus récepteur, mais émetteur d’un nouveau message. La problématique d’un texte est l’ensemble des préoccupations propres à une situation donnée qui s’y incarnent. Puisque ce sont les conceptions mentales d’une circonstance située dans le temps qui en conditionnent les possibilités, les questions posées par un texte doivent plutôt être situées dans le contexte socio-culturel de leur émergence. C’est ainsi qu’il faut chercher à reconstituer la situation auquel renvoie le texte pour être en mesure de saisir la ou les questions et, éventuellement, de juger de l’originalité de la réponse particulière qu’offre l’auteur. Il faut se mettre à la place des premiers auditeurs : comment auraient-ils interrogés le texte ? Mais c’est le texte lui-même qui encadre, par les procédés auxquels il a recours, ce questionnement : les lecteurs ne peuvent questionner le texte que dans les limites de ce que celui-ci est en mesure de répondre. C’est pourquoi nos questions contemporaines particulières ne risquent pas d’être répondues par un texte ancien, car l’auteur de ce texte n’aurait même pas pu les envisager pas. Par exemple, comment un texte pourrait-il adresser le problème d’une technique qui n’existait pas encore à son époque ? Pour nous, ce sera l’occasion de ressentir la distance historique qui nous sépare des vieux écrits, de réaliser tout ce qui a changé historiquement durant cet intervalle, et de faire la distinction entre ce qui appartient au monde de l’auteur et ce qui appartient à notre monde. De la sorte, nous pourrons mettre entre parenthèses les préoccupations étrangères à notre objet d’étude.
Cinquième thèse
« L'esthétique de la réception ne permet pas seulement de saisir le sens et la forme de l'œuvre littéraire tels qu'ils ont été compris de façon évolutive à travers l'histoire. Elle exige aussi que chaque œuvre soit replacée dans la “série littéraire” dont elle fait partie, afin que l'on puisse déterminer sa situation historique, son rôle et son importance dans le contexte général de l'expérience littéraire. Passant d'une histoire de la réception des œuvres à l'histoire événementielle de la littérature, on découvre celle-ci comme un processus où la réception passive du lecteur et du critique débouche sur la réception active de l'auteur et sur une production nouvelle; autrement dit, où l'œuvre suivante peut résoudre des problèmes — éthiques et formels — laissés pendants par l'œuvre précédente, et en poser à son tour de nouveaux.[11] »
Prendre en compte l’histoire de la réception d’une œuvre littéraire, c’est replacer celle-ci dans le contexte de sa transmission. Dans quelle tradition se situe-t-elle ? Y a-t-il des allusions directes ou indirectes à des ouvrages précédents ? Ces questions sont primordiales, car un texte ne sort pas du néant, mais s’inscrit dans une tradition (même une tradition contre la tradition est une tradition). En plus de répondre à une situation, tout texte est construit à partir de matériaux de son époque. Il suit des conventions, des codes, des manières de dire. C’est en déployant ces éléments d’une manière particulière que l'auteur produit un sens compréhensible par des lecteurs qui sont habitués de rencontrer les balises qui les orientent dans leur lecture. L’auteur d’un texte ne crée pas de conversation dans le vide. Il entre dans une conversation littéraire qui a déjà commencé. C’est après avoir écouté celle-ci qu’il prend la parole. Et ceux qui reçoivent cette parole le font dans le cadre de cette grande conversation littéraire. Puis, un autre prendra la parole, et ainsi de suite, dans une longue chaîne de transmission qui parvient aujourd’hui jusqu’à nous. Notre responsabilité est de prendre en compte la conversation dans son ensemble, afin de contextualiser les paroles que nous recevons. Ce qu’après avoir compris cette conversation littéraire dans son ensemble que nous serons à même de converser à notre tour de manière pertinente.
Sixième thèse
« Les résultats obtenus en linguistique grâce à la distinction et à la combinaison méthodique de l'analyse diachronique et de l'analyse synchronique incitent à dépasser aussi dans le domaine de l'histoire littéraire la simple étude diachronique jusqu'ici pratiquée. Et si, traitant par l'histoire de la réception les changements qui surviennent dans l'expérience esthétique, on découvre à tout instant des corrélations structurelles entre la compréhension des œuvres nouvelles et le sens d'œuvres plus anciennes, il doit aussi bien être possible d'étudier en coupe synchronique une phase de l'évolution littéraire, d'articuler en structures équivalentes, antagonistes et hiérarchisées la multiplicité hétérogène des œuvres simultanées et de découvrir ainsi dans la littérature d'un moment de l'histoire un système totalisant. On pourrait en tirer une nouvelle méthode d'exposition de l'histoire littéraire, multipliant les coupes synchroniques en différents points de la diachronie de manière à faire apparaître, dans le devenir des structures littéraires, les articulations historiques et tes transitions d'une époque à l'autre.[12] »
L'œuvre littéraire doit être représentée à la fois dans une perspective diachronique et synchronique, de manière à mettre à jour le « système totalisant ». Mais pourquoi est-ce important ? Autrement dit, il faut la replacer dans le contexte des œuvres qui l’ont influencé et celles qu’elle a elle-même influencées, tout en la replaçant dans le contexte de sa situation temporelle déterminée. Rappelons que la perspective diachronique étudie les faits dans leur déroulement, leur évolution dans le temps, tandis que la synchronique s’intéresse aux événements ayant lieu en même temps. Ce n’est qu’en les prenant toutes les deux en compte qu’on peut bien distinguer les différences quant aux horizons d’attente, de même que les répercussions dans l’axe de la transmission de l’art selon les sensibilités d’époques distinctes. Cette articulation est le fondement d’une histoire de la littérature en particulier et de l’art en général qui puisse comprendre comment s’opèrent les changements entre différentes époques historiques et comment des états de chose esthétiques s'agrègent pour former des systèmes esthétiques, puis se désagrègent pour laisser place à de nouveaux systèmes.
Septième thèse
« L'histoire de la littérature n'aura pleinement accompli sa tâche que quand la production littéraire sera non seulement représentée en synchronie et en diachronie, dans la succession des systèmes qui la constituent, mais encore aperçue, en tant qu'histoire particulière, dans son rapport spécifique à l’histoire générale. Ce rapport ne se borne pas au fait que l'on peut découvrir dans la littérature de tous les temps une image typique, idéalisée, satirique ou utopique de l'existence sociale. La fonction sociale de la littérature ne se manifeste dans toute l'ampleur de ses possibilités authentiques que là où l'expérience littéraire du lecteur intervient dans l'horizon d'attente de sa vie quotidienne, oriente ou modifie sa vision du monde et par conséquent réagit sur son comportement social.[13] »
Il importe que le potentiel de transformation des lecteurs d’une œuvre littéraire soit considéré par l’histoire de la littérature. La représentation à la fois diachronique et synchronique de l’histoire littéraire est essentielle à la compréhension de la fonction sociale de la littérature. C’est quand les lecteurs sont défiés au niveau de l’horizon d’attentes que peut se produire une reconfiguration capable d’engendrer de nouvelles décisions. La fonction sociale réside dans sa capacité à modifier l’esprit des lecteurs, voire à réorienter la vie des gens. La fonction sociale a trop souvent été pensée dans l’optique d’une conception étroitement mimétique de la littérature. Cette conception a amené plusieurs théoriciens à juger de la littérature selon qu’elle opère en tant que miroir de la réalité, comme dans le réalisme. De même, les structuralistes recherchaient dans l'œuvre d’art le reflet de structures archétypiques des sociétés primitives. Or de la sorte, on s’empêche de saisir comment la littérature contribue à reconfigurer les structures sociales. La littérature participe à cette reconfiguration, par exemple, en ouvrant l’horizon moral des lecteurs, comme le montre le procès de Madame Bovary.
L’horizon d’attente
Jauss fait appel une première fois à la notion d’« horizon d’attente » (Erwartungshorizont), qu’il emprunte à Edmund Husserl, dans son étude sur la poésie animale médiévale de 1957. La manière dont Jauss développe cette idée husserlienne, que Gadamer a aussi reprise, implique les sept thèses que venons de commenter. L’horizon d’attente est ce qui nous semble le plus pertinent pour ce qui a trait à l’histoire de la littérature, mais aussi pour les disciplines connexes, comme l’histoire de l’art et la musicologie, de même que pour plusieurs disciplines théologiques ou philosophiques, dont l’herméneutique biblique. En guise d’appréciation du travail de Jauss, nous voudrions montrer que la notion d’horizon d’attente a une importance épistémologique considérable lorsque pour la pratique de l’interprétation de l’art et de la Bible. Nous avons compris plus haut que l’horizon d’attente est la manière dont l’esprit est historiquement disposé à regarder, lire ou écouter une œuvre. Il s’agit du « code esthétique » que partagent les destinataires. C’est donc une prédisposition qui conditionne la réception de l'œuvre et qui, en retour, est reconditionnée par l'œuvre. Lorsque l’art secoue l’être, l’existence de ceux qui en font l’expérience, il atteint sa véritable visée artistique. Le rôle esthétique de l’art en est à travers lequel la précompréhension ou compréhension préalable du monde est reconduite ou abandonnée suite à l’expérience de l'œuvre. Or on ne peut rendre compte de l’effet de l’œuvre qu’en faisant appel à la prédisposition réceptive, c’est-à-dire la présupposition à figurer ou à défigurer l'œuvre. Si le lecteur participe à la réception du sens en fonction de normes esthétiques issues de son environnement culturel, social et historique, il est aussi appelé par sa rencontre avec la véritable altérité que manifestent les œuvres d’art.
Si les normes esthétiques changent d’une époque à l’autre, elles proviennent aussi du passé, car c’est toujours en fonction d’un horizon de départ qu’un nouvel horizon se constitue. De manière analogue, une œuvre peut être, par rapport à la tradition, en continuité ou en discontinuité. En étudiant la façon dont les œuvres répondent à la tradition dans laquelle elles sont transmises, on observe que la querelle des Anciens et des Modernes est une condition de possibilité historique de l’histoire de l’art. Selon Stierle, « le lecteur présupposé par l'esthétique de la réception est en quelque sorte un destinataire idéal, à qui ni le texte ni la langue du texte ne semblent poser de difficultés et qui semble avoir un accès immédiat au sens inhérent au texte. Un tel lecteur est aussi sûr du texte que de ses propres intérêts, à l'horizon desquels il s'approprie consciemment ou inconsciemment le texte.[14] » En ce sens, le lecteur d’une œuvre ancienne doit adopter les schèmes de l’auditoire représentée par l’auteur à travers le texte replacé dans son contexte de transmission.
Pour ce qui a trait à la pratique de l’interprétation de la Bible, comme l’explique Craig G. Bartholomew, la méthode historico-critique est l’exemple même de la sévérité avec laquelle l’objectivisme historique peut sacrifier la littérarité du texte étudié lorsqu’on s'intéresse tellement à ce qu’il y a derrière le texte qu’on en oublie le devant. L’approche de Jauss est utile pour empêcher que le rôle du lecteur, sous forme de participation active à la réception du sens, soit absolutisé au point de lui permettre de priver le texte de sa valeur, de son sens. Car l’une des vertus de la reconstitution de l’horizon d’attente est d’empêcher que l’on se familiarise avec les œuvres du passé. En effet, la projection de nos propres idées sur le texte nous prive de la rencontre d’un sens qui ne vient pas de nous. C’est par la reconstitution de l’horizon d’attente que l’on cerne la véritable problématique portée par le texte lui-même plutôt que celle que nous aurions tendance à lui faire porter[15]. Enfin, en ce qu’elle aide le lecteur à vivre l’expérience authentique d’une confrontation réelle et transformatrice avec le texte d’origine que l’approche de Jauss est pertinente pour l’herméneutique en général.
Conclusion
La théorie de Jauss sert à réhabiliter l’histoire de la littérature et à souligner l’importance du lecteur à titre de participant historiquement située, actif dans le processus de transmission du sens de l'œuvre littéraire. Elle invite le lecteur, l’interprète à faire dialoguer le diachronique et le synchronique parce que ce face à face est essentiel à la compréhension des critères qui permettent d’évaluer l'œuvre sur plan esthétique. Autrement dit, la mise en perspective à la fois diachronique et synchronique, permet de cerner l’effet, l’influence et la postérité de l'œuvre. Ces derniers servent de principes de référence permettant de porter un jugement esthétique sur une œuvre. Cela implique la suspension de nos propres schèmes de lecture, ce qui requiert de les avoir préalablement révélés en réponse à une Révélation. Ce sont là les conditions de possibilité de la découverte de l’altérité que représentent les œuvres anciennes.
Pierre-Luc VERVILLE
Notes et références
- ↑ Ottmar ETTE, L’affaire Jauss, édité et traduit par Robert Kahn, Presses universitaires de Rouen et du Havre, Mont-Saint-Aignan, 2019, p. 33-34.
- ↑ Earl Jeffrey RICHARDS, « “Changement de génération” ou “Changement de paradigme”? Curtius et Jauß: Le problème de la continuité dans la littérature européenne », dans Ernst Robert Curtius e découvrirità culturale dell'Europa, Atti del XXXVII Convegno Interuniversitario, Bressanone / Innsbruck, 13-16 juillet, Padoue, 2009, p. 217.
- ↑ Robert KAHN, « Un “Sonderweg” Vers Proust : Le Cas De Hans-Robert Jauss », Bulletin D'informations Proustiennes, no 44, 2014, p. 123-131.
- ↑ Hans Robert JAUSS, Pour une herméneutique littéraire, trad. de l'allemand par Maurice Jacob, Paris, Gallimard, 1988.
- ↑ ETTE, op. cit.
- ↑ William MARX, « L’avant-gardisme est-il caduc? D’une double palinodie de Hans Robert Jauss », dans Wolfgang Asholt (sous dir.), Avantgarde und Modernismus,, Berlin, München, Boston: De Gruyter, 2014, p. 35-46.
- ↑ Hans Robert JAUSS, Pour une esthétique de la réception, traduit par Claude Maillard, Paris, Gallimard, 1978, p. 51.
- ↑ Ibid., p. 54.
- ↑ Ibid., p. 58.
- ↑ Ibid., p. 63-64.
- ↑ Ibid., p. 69-70.
- ↑ Ibid., p. 75.
- ↑ Ibid., p. 80.
- ↑ Karlheinz STIERLE, « Studium: Perspectives on Institutionalized Modes of Reading », New Literary History, 22, no. 1, 1991, p. 115.
- ↑ Craig G. BARTHOLOMEW, Introducing Biblical Hermeneutics, Grand Rapids, Baker Academics, 2015, p. 118.
Bibliographie
- BARTHOLOMEW, Craig G., Introducing Biblical Hermeneutics, Grand Rapids, Baker Academics, 2015
- ETTE, Ottmar, L’affaire Jauss, édité et traduit par Robert Kahn, Presses universitaires de Rouen et du Havre, Mont-Saint-Aignan, 2019, p. 33-34.
- KAHN, Robert, « Un “Sonderweg” Vers Proust : Le Cas De Hans-Robert Jauss », Bulletin D'informations Proustiennes, no 44, 2014, p. 123-131.
- KALINOWSKI, Isabelle, « Hans-Robert Jauss et l’esthétique de la réception », Revue germanique internationale, 8, 1997, p. 151-172.
- JAUSS, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, traduit par Claude Maillard, Paris, Gallimard, 1978.
- JAUSS, Hans Robert, Pour une herméneutique littéraire, trad. de l'allemand par Maurice Jacob, Paris, Gallimard, 1988.
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- RICHARDS, Earl Jeffrey, « “Changement de génération” ou “Changement de paradigme”? Curtius et Jauß: Le problème de la continuité dans la littérature européenne », dans Ernst Robert Curtius e découvrirità culturale dell'Europa, Atti del XXXVII Convegno Interuniversitario, Bressanone / Innsbruck, 13-16 juillet, Padoue, 2009.
- RUSH, Ormond, The Reception of Doctrine: an Appropriation of Hans Robert Jauss' Reception Aesthetics and Literary Hermeneutics, Rome, Pontifical Gregorian University, 1997.
- STIERLE, Karlheinz, « Studium: Perspectives on Institutionalized Modes of Reading », New Literary History, 22, no. 1, 1991, p. 115.
- THISELTON, Anthony, « Reception Theory, H. R. Jauss and the Formative Power of Scripture », Scottish Journal of Theology, 65(3), 2012, p. 289-308.